La crise haïtienne comme crise de fonction et de conformité.

La crise haïtienne comme crise de fonction et de conformité.

Haiti s’enlise chaque jour dans le sous-développement. Elle fait presque la queue des statistiques mondiales dans des domaines comme le capital humain, la réduction des inégalités sociales, la compétitivité etc… le pays est affecté depuis des années par ce que les économistes appellent la maladie du cycle malthusien. C’est-à-dire une situation où la croissance économique va moins vite que la croissance démographique. En effet, entre 2014 et 2019, la croissance économique moyenne est de 1.2% tandis que la démographie croît à 1.4%. Ces performances exécrables sont sans doute dues au dysfonctionnement des secteurs public et privé du pays qui ne répondent pas aux attentes de la grande majorité. Elles fonctionnent au détriment du bien commun et cela crée un climat de méfiance et de haine qui nuit à l’équilibre politique et social du pays. C’est la crise, nous y sommes nés et nous y demeurons sans que nous ne puissions quasiment rien faire pour parvenir à des solutions durables. La crise haïtienne, qui est bien sûr une crise générale des structures économiques et socio-culturelles, se montre aujourd’hui davantage sous sa forme fiscale, monétaire, économique et politique. Nous arguons ici qu’il s’agit d’une crise de fonction dans la mesure où certains agents ne remplissent pas leurs missions, et de conformité car l’application et la sévérité des contraintes et le tissu social ne sont pas au rendez-vous pour faire fonctionner la démocratie en Haiti.

Crise fiscale

Prenons d’emblée la première forme de la crise que nous venons d’énoncer, la crise fiscale. En effet, en matière de fiscalité en Haïti, le problème de la collecte efficace et efficiente des taxes pour financer l’Etat central et les municipalités se retrouve à la fois du côté du fisc ou de ses agents, et du côté de la population. Une bonne partie des pertes de revenus fiscaux non collectés par le fisc et les mairies est due au fait que ces autorités ne remplissent pas à bien leurs fonctions. Les agents responsables de la collecte pratiquent le plus souvent le rançonnement. Elles n’ont pratiquement aucune incitation et ne sont pas placés d’une manière à remplir convenablement ce que la règle de droit leur demande de faire. Un agent de la mairie par exemple a souvent tendance à se substituer à l’entité elle-même, quand en face d’un nouveau chantier, il voit la possibilité de rançonner. Il utilise totalement sa fonction d’agence dans l’unique objectif de satisfaire son bien-être personnel au détriment du bien commun. Cette situation, combinée à la perte de monopole fiscal de l’Etat sur une bonne partie du territoire et de la bureaucratie fiscale, contraignent l’Etat à rentrer efficacement des recettes. Cette pratique de la mauvaise agence fiscale à de lourdes incidences sur le fonctionnement de la fiscalité haïtienne, et nos fiscalistes devraient s’en attaquer sur la base de meilleures incitations pour de meilleurs résultats.
Du côté du contribuable, le problème est essentiellement un problème de conformité fiscale qui a ses causes à la fois dans la faiblesse de fonction du fisc et de l’Etat en général pour faire appliquer les règles de droit fiscal, mais aussi d’une faiblesse de normes sociales (culture fiscale) susceptibles de rendre le contribuable conforme, sans que l’on n’ait pas besoin de le dissuader. Il est peut-être vrai que pour remplir convenablement leur redevance fiscale, chaque contribuable haïtien devrait être audité et soumis à des sanctions. Mais étant donné le coût élevé de ces politiques dites dissuasives en matière de fiscalité, tout contrat fiscal doit être avant tout un contrat social fiscal, basé essentiellement sur la production de services publics, la légitimité politique et sur la morale fiscale des citoyens. Ce dernier est loin d’être une caractéristique du contribuable haïtien dans la mesure il contribue faiblement au financement du bien commun, faute de conformité fiscale.

Crise monétaire

Pour ce qui est de la crise financière qui a de grandes incidences sur une crise plus connue qu’est la crise monétaire, certes l’approche traditionnelle, commune et vraie, évoque la faiblesse de la production nationale, mais la descente vertigineuse de la valeur de la gourde par rapport au dollar pour cette année (près de 25% en 2019) est aussi due à une faiblesse d’autorité ou de fonction monétaire de la part de la banque centrale. Cette faiblesse de fonction monétaire ou financière laisse le champ libre aux banques commerciales qui engrangent des profits faramineux, non pas à travers le crédit mais à travers d’autres activités qui ne relèvent pas du tout de leurs fonctions, qui sont principalement de l’intermédiation financière. Dans un pays où les services bancaires sont aussi luxueux, on peut questionner le rôle des banques commerciales qui devrait être le financement de l’économie réelle ou de la production de biens et de services.
La crise de conformité au sein du secteur financier est de son côté due au fait que le droit comme service public n’est pas partagé de manière équitable à tous les haïtiens. Les banques ne peuvent pas réellement faire des crédits parce que les demandeurs de crédits ou les clients ne disposent pas d’identités et d’avoir authentiques qui leur rendraient des candidats fiables, dont l’espérance de conformité est assez élevée pour rendre possible la transaction de crédit. Toute transaction est basée sur de la confiance, disait Kenneth Arrow prix Nobel d’économie en 1972. Le droit, comme technologie sociale, quand il est distribué équitablement, a ce pouvoir de rendre fongibles les agents et les biens, donc de renforcer la confiance entre les agents et de surcroît, libérer les transactions. En Haiti, le secteur financier est pris dans ce que les économistes comportementaux appellent ‘’l’inertie’’, car tout en sachant que seul le crédit peut leur donner des banques fortes, les banquiers sont dans l’incapacité d’en accorder. Résultats : sur les 20 plus grandes banques commerciales de la Caraïbe, la UNIBANK et la SOGEBANK sont respectivement classées 18ième et 19ième en 2013.
Selon la banque mondiale, pour chaque 100 000 haïtiens le nombre de succursale bancaire commerciale est de 2.66 alors que le même ratio en République voisine est de 12.83, en outres, le crédit intérieur fourni au secteur privé pour les deux pays en pourcentage du PIB est respectivement de 18.5% et 28.6% en 2017. La finance haïtienne est donc au rabais, rongée par des coûts de transactions élevés. La situation d’inertie est aussi valable pour les clients ou autres agents en besoin de financement, ils ne peuvent pas aussi contracter des emprunts bancaires dus aux risques de non-remboursement qu’ils présentent. C’est pourquoi les transactions bancaires en Haïti sont très faibles comparées à celles des autres pays de la région. Le secteur est en manque de technologie juridique. Hernando de Soto, le très célèbre économiste péruvien est devenu un véritable prêtre de cet argument, en avançant que les droits, notamment les droits de propriétés, sont les facteurs qui expliquent la prospérité de l’Occident. Il a évalué en 1995 ce qu’il appelle le capital-mort en Haiti, il a trouvé que 82% de la population en dispose. Il est ainsi difficile de démocratiser le crédit en Haiti parce qu’essentiellement l’espérance de conformité des agents est faible, trop d’agents sont extérieurs de l’espace juridique formel de l’économie.

Crise économique

La crise économique englobe évidemment les deux crises précédemment énoncées. Quand la fiscalité qui est la principale source de financement de l’Etat et la finance qui est celle du secteur privé, marchent en dent de scie, c’est toute l’économie qui en pâtit. Les investissements public et privé sont ainsi incapables de faire entrer l’économie dans une nouvelle dynamique de progrès et de prospérité. Cependant, on peut aussi inclure dans la crise économique, la crise de la fonction régulatrice de l’Etat, qui devrait être capable d’établir un climat de compétitivité et de concurrence pour faciliter les investissements dans des secteurs porteurs de croissance. L’Etat devrait, comme en Corée-du-Sud et au Taiwan, s’assurer que les conditions de faillite des investissements dans les secteurs clés de l’économie, en particulier la production nationale, soient au minimum. Ainsi il enverra de meilleures incitations à la classe économique qui se comporte de nos jours comme une bourgeoisie mercantile. L’élite économique est animée par ce que le très grand économiste anglais, J.M. Keynes appelle des ‘’esprits animaux’’. L’Etat, pour reprendre l’expression d’Hegel, comme rationalité politique, est responsable de donner le ton, soit par ses investissements ou par son mode de régulation, pour pouvoir rediriger le choix du privé vers des activités conformes au développement réel de l’économie nationale. A ce dernier propos, l’exemple de la stratégie d’industrialisation du Porto-Rico dans les années 50, peut servir nos décideurs publics d’une véritable grille d’analyse et d’actions.

Crise politique

La crise politique est peut-être la crise la plus grave. A mon sens, la politique est un secteur-coiffeur, de lui dépend essentiellement la marche des autres secteurs de l’économie et de la société. Le bon fonctionnement de la politique est essentiellement une affaire de responsabilité horizontale (horizontal accountability). La responsabilité verticale (le contrôle fait part le peuple) est tout aussi importante, mais des problèmes comme l’ignorance rationnelle et le NIMBY (Not in my back-yard) mitigent le pouvoir décisionnel de cette forme de responsabilité en démocratie représentative. En Haiti, les entités qui sont responsables de la verticalité horizontale sont le parlement, la CSC/CA, la CNMP, l’IGF, pour ne citer que celles-là. Elles ont la fonction de veiller à la conformité des responsables de deniers publics. Si on prend le budget de l’Etat par exemple, leurs rôles est essentiellement de nous dire si réellement pour un exercice fiscal donné, l’argent de l’Etat a été utilisé dans l’objectif de la maximisation du bien-être collectif ou si c’est de préférences à des fins népotistes, particulières et mesquines. C’est ainsi qu’elles ont la fonction de fournir à la société une loi de finances particulières qu’est la loi des règlements, à travers laquelle la responsabilité verticale ou la reddition de compte va prendre forme. Mais c’est tout le contraire qui se passe avec ces entités, car pas même une fois, depuis son introduction dans le management public en 1987, une loi des règlements a été effectuée. Cela crée une situation où tous les budgets que l’Etat utilise sont des budgets illégaux et anti-démocratiques. La faillite de la fonction de responsabilité horizontale de la part de ces entités retenons-le, est une faillite de contrainte sur les responsables de deniers publics, cela crée un système d’incitation à la corruption et à la rente, qui fait que nos gouvernements font preuve de non-conformité dans l’utilisation des ressources publiques.

Bottom Line

Toutefois, contrairement à l’opinion profane, nous ne croyons pas que la crise de fonction et de conformité est une crise d’hommes et de femmes, qui sont supposés des ennemis de la République. Nous assumons, et c’est tout ce que la théorie économique nous permet de faire, que la crise haïtienne est une crise d’incitations et de ce que Richard Thaler appelle ‘’nudge’’. Les hommes partout et toujours, que ce soit dans le secteur politique ou dans le secteur privé, agissent en fonction des incitations et de la façon dont les régulations et les faits facilitent leurs choix (nudge). Tous les hommes sont des hommes assumait l’économiste-politique américain Gordon Tullock, ils réagissent en fonction des incitations qu’on leur envoie. Pour changer les résultats, il faut penser à modifier les incitations, les règles du jeu et aussi le processus politique qui aboutit à l’autonomie et parfois à l’indépendance des institutions responsables de la fonction de reddition de compte ou de contrôle. La crise n’est pas une crise d’hommes ou de femmes corrompus, enclins à la rente et à la méchanceté contre le très gentil peuple, mais de préférence, une crise d’incitation généralisée qui dit à l’Etat de ne pas suivre sa fonction et au peuple de rester non conforme.

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Johnny Joseph 6

Applied Economist, co-founder of Catch Up Haïti, Consultant at Group Croissance.

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1 Commentaires

  • Esmath Sainval

    March 09, 2020 - 11:29:18 PM

    je Monte a bord