La révolution haïtienne témoigne d’une rupture avec la colonialité et elle marque la création d’une nation qui, le 1er janvier 1804 a vu briller cette révolution anti-esclavagiste, anticoloniale et antiraciste. En construction depuis 1791, ce processus révolutionnaire se développait en autarcie d’un système plantationaire qui a vu naître les plus sordides des atrocités qui n’ont jamais été existées dans toute l’histoire de l’humanité. Cette défaite métropolitaine a eu lieu dans le croisement de deux visions du monde différentes, l’une qui utilise la langue française pour justifier l’esclavage et l’autre qui construit sa force en soubassement au système dominant et qui crée le créole comme base de la fondation d’une culture locale. Ces langues ont servi de fer de lance à ces deux franges de la population haïtienne, issues de la société coloniale et chacune d’entre elles interprétait la révolution suivant leur intérêt. Ainsi, « Pour les « anciens libres », 1804 représentaient, comme pour les bossales, la possibilité de recréer un paradis perdu à partir de lambeaux repêchés du naufrage de l’économie de plantation causé par l’insurrection générale ; et pour les leaders des « nouveaux libres », il s’agissait de la chance d’accéder à une société de plantation où couleraient le lait et le miel (Jean, Casimir. 2007).
L’existence de l’Etat au lendemain de 1804 met à nu le fossé qui existe entre ces deux langues. Si la nation se dotait du créole comme outil communicationnel et éducationnel, cet Etat quant à lui, impose la langue française à ce peuple créolophone. Le français comme langue de l’ancien colon est vite conservée par l’Etat dans un chaos lié à l´incompréhension de la nation. Cette conservation nous permet de mieux saisir la distanciation de la vie publique et de la vie privée et elle nous exige la formulation de cette question : Comment expliquer la conservation du français comme langue de l’ancienne métropole par l’Etat en Haïti dans un contexte postrévolutionnaire ?
Les objectifs que nous poursuivons dans le cadre de cette analyse se présentent ainsi . D’abord, il s’agit de jeter un regard sur la configuration des deux langues dans la période révolutionnaire. Ensuite présenter les caractéristiques de l’État en Haïti. Enfin, visualiser la manière dont se développe la vie sociale du peuple haïtien en dehors de la structure étatique. Ces éléments vont nous aider à mieux comprendre l’énigme de la difficile conciliation entre l’Etat et la nation à partir de la question de la langue.
Configuration du créole et du français dans la période révolutionnaire :
Vers les années 1600 apparaissent dans Hispaniola des marginaux provenant directement des basses classes de la société française. Ces gens étaient pour la plupart des prisonniers, des laissés pour compte, des « voleurs », des gens qui fuyaient la religion catholique et la société française. Ainsi, ils vont s’établir dans les proximités de l’île de la tortue et vont développer des activités liées à la piraterie. Ils étaient des flibustiers, boucaniers qui, sous les menaces des Espagnols étaient obligés de faire appel à la cour royale française pour leur prêter main forte. Ces marginaux appelés marrons blancs utilisaient un outil communicationnel unique pour interagir et construit une vie en dehors des maux de la société française. D’où le premier point de repère pour parler de l’existence du créole sur le territoire qui va être colonisé par la France. La présence de ces pirates devenus employés des compagnies commerciales amènent, après la ligue d’Hausbourg en 1679, à reconnaître par le traité de Ryswick, l’île dénommée dès lors Saint-Domingue, comme une possession française (Jean, Casimir. 2001. P 42).
L’Etat français dès son apparition à Saint-Domingue arrive à établir la colonisation et à créer une sociogenèse à partir du commerce triangulaire trafiqué par les grandes compagnies commerciales. L’intervention par l’Etat, des planteurs résidents et absentéistes constituera un maillon dans la chaîne de la colonisation française. Pour la mise en marche de la machine coloniale, la métropole fait venir des captifs provenant de diverses régions d’Afrique telles : Congo, Guinée, Dahomey, Achantie etc. Donc, la colonie est construite à partir de la même cellule de peuplement originelle : l’habitation esclavagiste. A partir des années 1791 (période où les contradictions dans la société Saint-dominguoise sont en pleine ébullition), ces captifs vont créer la langue créole qui se donne comme première tâche de s’opposer aux mauvais traitements du système colonial. La langue créole témoigne d’ores et déjà la volonté des captifs pour renverser le système de l’exclusif. C’est pourquoi Casimir (2016) nous dit que :
"Pour surmonter leur isolement et diminuer leur situation malheureuse, ces captifs tendent à unir leurs forces avec des compagnons traités de la même façon ; une démarche qui suppose un moyen de communication ainsi que des normes et des principes d’entraide. De là, prend racine l’expérience et la mémoire d’une égalité radicale de tous les êtres humains, à savoir la position non négociable de tout Haïtien : le « tout moun se moun », qui renverse la discrimination abusive basée sur la race et le genre."
Le français pour sa part, est considéré comme la langue de l’administration coloniale composée de la métropole française ainsi que les acteurs du système tels : les propriétaires et administrateurs, les planteurs, les fonctionnaires etc. Les petits « blancs » et les Affranchis qui s’occupaient de la socialisation des captifs rentrent dans le schéma colonial en adoptant le français malgré leur incapacité à parler aisément la langue. En outre, le français servait au cours de la période révolutionnaire un bastion pour l’expansion de la « culture française locale ». Même les marginaux de France ne pouvaient pas parler le Français de Paris voire les esclaves affranchis « illettrée » pour la plupart. Ce qui revient à dire que le français n’a pas pu réaliser un ralliement entre les acteurs mais plutôt, il servait de langue imposée par l’Etat colonial dans le souci de soutenir la plantation.
L’existence de l’Etat colonial en Haïti après 1804
L’événement survenu le 18 mai 1803 représente un pacte signé entre les deux pôles de la catégorie des créoles à savoir : les Anciens libres et les « Affranchis des dernières pluies ». Ces généraux se réunissaient aux congrès de l’Arcahaie pour discuter sur comment ils vont organiser et mettre en place la structure étatique après la révolution, dans le mépris du développement des valeurs culturelles et linguistiques de la nation. C’est là, un premier sens que revêt l’Etat qui signifie l’administration publique ou le gouvernement. Cependant, Le contrat entre ces généraux et les diverses strates de la population ou de la nation, constitue pour ainsi dire l’Etat dans une deuxième acception. L’Etat dans ce sens serait la solidification des relations sociales qui permet aux anciens captifs et les anciens groupes ethniques de la société de plantation de survivre et de se multiplier. Dans notre analyse, quand nous utilisons le terme Etat c’est dans le premier sens que nous entendons l’inscrire.
L’Etat qui a existé en Haïti au lendemain de 1804 reflète l’imagerie de la vision créole dont son cadre de référence reste et demeure la culture française coloniale. Constituée d’ancien membres de la maréchaussée, cette structure dévoile la réalité de la colonialité du pouvoir. Pour ce qui concerne les personnels politiques, leurs attachements économiques et culturels avec l’ancienne métropole impériale sont plus solides que leurs relations - s’il y en a - avec la nation. On peut donc dire comme Casimir (2018. P 91) que le gouvernement qui a émergé après 1804 rêve d’une société coloniale constituée d’une minorité de propriétaires, servie par des démunis libres, c’est-à-dire sans aucune option, sinon celle de vendre leur force de travail dans des mauvaises conditions par leurs anciens maîtres. Pendant que le peuple souverain vie dans l’émerveillement de la contre plantation, l’administration publique ne fait qu’imposer des mesures liées au rétablissement de la société plantationnaire. Les codes ruraux de Pétion, de Christophe et celui de 1826 de Boyer sont des exemples qui montrent clairement que l’Etat/gouvernement conserve les pratiques et mesures coloniales y compris la langue du colonisateur. De ce fait, après 1804 on est en présence d’un Etat raciste, plantationnaire, colonialiste évoluant dans une société antiraciste, anticolonialiste et antiplantationnaire.
La vie sociale et la structure Etatique en Haïti :
Les captifs une fois arrivés dans la colonie créent une communauté caractérisée par la résistance et le mépris pour les atrocités du système. Ainsi, le marronnage s’est développé comme mouvement d’éradication de l’esclavage. Les mornes ou les dokos étaient considérés comme des espaces où se développait la contre plantation. Les valeurs de cette contre plantation sont différentes de celles proposées par la société coloniale considérées comme des valeurs de la vie publique. La communauté villageoise du XIXe haïtien a récupéré ces valeurs et construit sa vie privée qui est la négation de la vie publique imposée par l’Etat en Haïti. Ces valeurs paysannes qui sont considérées suivant Dessalines comme les valeurs de la nation haïtienne sont absentes au code Civil et ne concernent pas la justice. Le lakou, le plaçage, les rapports mari et femme et d’autres types de relations de genre, la hiérarchie des âges, les droits de succession, la propriété collective indivise, les combites, les relations de réciprocité, la structure des marchés ruraux, les traditions religieuses, et autres ne sont l’objet d’aucune sollicitude, d’aucune attention de la part de l’Etat (Ibid. p 52).
Ces relations sont exprimées à travers une seule langue qui n’est autre que le créole, qui témoigne de l’authenticité de la culture bossale exprimée par la communauté villageoise pendant tout le long du XIXe siècle haïtien. Le choix de l’Etat de conserver la langue du colonisateur met le peuple dans un dilemme où il ne peut s’adapter aux prescris étatiques.
En somme, 1791 représente l’année des débuts du mouvement prérévolutionnaire organisé par les captifs du système colonial. Ces mouvements ont vu le jour sous les assauts de la langue créole qui servait de point de jonction entre les diverses catégories ou groupes ethniques de la société Saint-dominguoise. Le français comme langue de l’administration coloniale est orienté dans une direction divergente par rapport au créole. Apres 1804 force est de constater que cette langue française (langue du colonisateur) est récupérée par l’Etat /gouvernement. On a montré que cette récupération tient du fait que les personnels politiques d’après 1804 étaient considérés comme les acteurs du système colonialiste par leur privilège et leur participation à l’administration coloniale. Ces chefs d’Etat dont : Pétion, Boyer, Christophe etc. faisaient parti des catégories créoles qui voulaient la conservation du système colonial esclavagiste. Donc, la récupération qu’ils ont faite du français était inévitable dans la mesure qu’ils s’immergeaient dans la colonialité du pouvoir et du savoir qui consiste à reproduire non seulement les connaissances du colonisateur mais aussi les structures politiques de l’Etat métropolitain en Haïti. Partant de ces points de vue il est justifié que ’’L’Etat n’aurait pas pu ne pas conserver la langue du colonisateur qui met le peuple dans un dilemme épouvantable’’.
De surcroît, la joie de vivre de la nation haïtienne, doit-elle passer par l’absorption par l’Etat des valeurs du peuple souverain ou faut-il intégrer le pays en dehors à partir du français ? Telle est la question servant de clef de voute à cette énigme.
Référence :
1- Jean, Casimir. 2001. La culture opprimée. Port-au-Prince : Imprimerie Média-Texte.
2- Jean, Casimir. 18 mars 2007. « Les victimes de 1804 ». Faculté des Sciences humaines. Université d’État d’Haïti.
3- Jean, Casimir. Le 17 d’octobre 2016. « Le Créole, valve d’arrêt du colonialisme ». Delmas. Traduction préliminaire d’une présentation faite en anglais à l’occasion de la journée internationale de la langue créole.
4- Jean, Casimir. 2018. Une lecture décoloniale de l’histoire des haïtiens : Du traitée de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915). Port-au-Prince: Presses de l’Imprimeur S.A.
5- Jean, Casimir et Michel, Hector. 2004. « Le long XIXe siècle haïtien ». Revue de la société haïtienne d’histoire et de géographie. Octobre 2003 – mars 2004. No 216.
COMPRENDRE LE BILINGUISME ET LA DIGLOSSIE EN HAITI AU REGARD DE LA PENSEE DECOLONIALE CASIMIRIENNE
Kervens Chery 1
Étudiant en Sociologie
FASCH/UEH
1 Commentaires
Steeve
December 12, 2021 - 08:27:45 PMDeja komanse pa ekri atik sa an ayisyen (Lang ayisyen paka "créole")