Contre l’État en Haïti

Contre l’État en Haïti

Depuis l’assassinat de Dessalines, il y a un système politico-économique et social qui se construit et évolue d’année en année. Ce système est établi pour occulter les valeurs défendues par la révolution haïtienne de 1791. Il est caractérisé par le refus des aspirations de la majorité de la population et utilise des mécanismes d’accélération de l’appauvrissement de la population. L’établissement et l’avènement de ce système sont une contre révolution en Haïti. De ce fait, nous constatons, dans la réalité haïtienne, une dichotomie entre les valeurs et le mode de vie de la population par rapport aux appareils étatiques. En d’autres termes, d’un côté nous trouvons les catégories sociales majoritaires et défavorisées de la population haïtienne qui pataugent dans la misère et qui n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins  socio-économiques les plus élémentaires puis, en perpétuel résistance, d’un autre coté, nous voyons les appareils étatiques qui défendent des intérêts particuliers et prônent l’autoritarisme, l’obscurantisme et le népotisme. Du coup, le vrai problème haïtien s’exprime en ces termes : comment construire et/ou fonder un pouvoir politique qui répond aux aspirations réelles de la population en appliquant les valeurs de la révolution haïtienne menée par les marrons et les bossales, c’est-à-dire de leur rendre justice.
La formation sociale haïtienne est marquée par cette crise sociale. Autrement dit, la crise actuelle de la société haïtienne est structurelle, c’est-à-dire elle trouve son origine dès la fondation de ladite société. 1791 est la date de la révolte générale des captifs dans la colonie de Saint Domingue qui a déterminé l’abolition de l’esclavage et de la Traite Negrière et en même temps occasionné la création d’un nouvel État dans un monde colonial, raciste et esclavagiste. Les premiers dirigeants de ce nouvel État sautent sur un problème fondamental à savoir la répartition et la distribution de terres laissées par les anciens colons puisque le système plantationnaire était le système dominant durant la période esclavagiste et la terre est le principal moyen de production. Est-ce que nous devons continuer avec ce système de plantation qui exige la disponibilité d’une force de travail pour l’exploitation de la terre et la production destinée au marché mondial ? Tout le XIXème (1804-1915) siècle haïtien a été dominé par cette question. Malgré la volonté de Dessalines de résoudre ce problème avec son projet de réforme agraire et la distribution des parcelles par certains chefs d’État mais la grande plantation reste le système dominant et priorisé par l’État en Haïti. Par conséquent, la question agraire, qui se tourne autour des deux systèmes théoriquement opposés: la petite propriété paysanne et la grande propriété, semble conditionnée la dépendance économique de ce nouvel État vis-à-vis du marché mondial et la revendication ininterrompue des paysans pour le respect de leur droit et le contrôle du pouvoir politique.
Ce problème majeur évolue également avec la société. La première occupation américaine du territoire haïtien marque un tournant dans l'évolution de notre société. D’abord, les américains ont réorienté l’État en leur faveur. Ils ont construit des instruments pour contrôler et manipuler les chefs d’État haïtiens. Les élections ne peuvent pas se réaliser sans l’implication ou l’ingérence des États-Unis. Ensuite, ils ont accéléré la dépendance économico-politique du pays vis-à-vis des grands pays impérialistes. Presque tous les biens et services que nous consommons en Haïti sont en provenance des pays étrangers et la production de notre société est très négligeable. Enfin, l’occupation des Yankees a été une condition favorable au processus de concentration et de centralisation du pouvoir public. Ces américains ont également participé dans l' accenctuation de ce  clivage qui divise notre société comme "moun lavil ak moun andeyò". Cependant, la résistance paysanne rencontrée par les américains a boycotté une partie de leur projet impérialiste. Tout effort de compréhension et d’explication du problème haïtien ne peut ignorer ces aspects de la question parce qu’il est un élément incontournable dans l’appauvrissement de la majorité de la population haïtienne.
Nous ne pouvons pas ignorer également la place réservée à Haïti dans le système-monde dominé par le mode de production capitaliste avec sa forme la plus avancée (la finance). Notre pays occupe la périphérie par rapport aux pays du Centre. Suivant la dernière division internationale du travail, Haïti est considéré comme un pays pourvoyeur de mains d’œuvre à bon marché et fournisseur de matières premières. En d’autres mots, vu la configuration du système économique dominant dans le monde actuel, les grands pays impérialistes comme les Etats-Unis, la France ou le Canada ont tout fait pour créer des problèmes dans d’autres pays souvent anciennement colonisés afin d’accélérer l’exploitation de ces pays en question et pérenniser le système capitaliste. Alors, dans les années 70, avec la crise pétrolière, les institutions financières capitalistes comme le FMI et la Banque Mondiale ont imposé aux pays périphériques un ensemble de mesures afin de leur octroyer des prêts. C’est ainsi  que les dirigeants haïtiens en complicité avec ces institutions financières ont accepté ces mesures en 1983. Cela accélère encore plus la dégradation du niveau de vie des Haïtiens et l’application de ces mesures est un facteur et/ou une condition déterminante pour comprendre la situation de pauvreté caractérisant la population haïtienne durant les trente dernières années.

Passons maintenant à l’analyse de ces mesures que l’on nomme le programme d'ajustement structurel.
Le programme d'ajustement structurel a eu des conséquences désastreuses sur la vie sociale et économique de notre société. En réalité, les institutions financières l’ont utilisé pour remédier à la crise conjoncturelle du mode de production capitaliste. En effet, elles ont exigé aux pays dits « sous-développés » des mesures comme la privatisation des entreprises publiques, la spécialisation du pays dans les produits agro-exportateurs pour le marché mondial, le désengagement de l’État et la diminution considérable jusqu’à l’élimination des barrières douanières et tarifaires surtout sur les produits à l’importation. À préciser, ce ne serait pas la théorie du complot si nous considérons que l’application de ces mesures se fait momentanément avec le massacre des « cochons créoles ». Ces mesures visent la décapitalisation des paysans haïtiens et engendrent l’exode rural accompagnant l’accélération du phénomène de bidonvilisation dans la société. Puis, ces mesures constituent un handicap majeur pour la productivité agricole, elles baissent significativement la production nationale et favorisent encore plus le problème de la faim et de la sécurité alimentaire. En outre, les mesures imposées par le FMI et la Banque Mondiale ont accéléré le taux de chômage dans le pays.  En déduction, le programme d'ajustement structurel ne fait qu’appauvrir la population haïtienne et met le pays dans les conditions les plus vulnérables. Dans notre société actuelle, ce problème et ses conséquences se manifestent à tous les niveaux. L’une des expressions du problème est, d’une part, la présence d’une catégorie socio-politique qui vit comme des nantis et bénéficie de tous les privilèges possibles dans les mains de l’État et de l’appui de l’international communautaire (ce que j’appelle le Trio des prédateurs), d’autre part,  la population haïtienne (elle représente 80 à 90%) n’a pas même le minimum pour survivre. Ce qui implique une généralisation du problème à travers la société et parait dans ses expressions les plus évidentes. Dans un premier temps, nous identifions la corruption à tous les niveaux de l’administration publique, du simple employé jusqu’au chef de l’État. Tous les pouvoirs de l’État pataugent dans cette corruption structurelle et continuent à torturer la population déja appauvrie. Le pouvoir reste et demeure un lieu d’enrichissement et de privilèges. Cela constitue une entrave majeure pour la survie de la population vulnérable et enrichit de plus en plus les politiciens haïtiens et la classe possédante. Dans un second temps, nous avons une absence quasiment totale des moyens de subsistance. Autrement dit, les besoins sociaux les plus élémentaires ne sont pas garantis à cette population trop vulnérable. Nous observons, de plus, une insécurité alimentaire exagérée au niveau du pays, et la population appauvrie n’arrive pas à se nourrir à sa faim. D’où la présence très répandue des maladies qui sont liées à l’alimentation. Nous observons également la permanence ou la régularité  du  niveau de l’analphabétisme et de l’illettrisme dans le pays à cause du rabâchage de la formation offerte à une minorité de la population. Presque toutes les institutions de scolarisation sont privatisées et la formation qu’elles donnent ne s’adapte pas à la réalité sociale du pays. L’instruction publique est quasiment inaccessible pour la majorité des haïtiens. Puis, les conditions sanitaires se dégradent de jour en jour surtout avec des grèves à répétition des employés des hôpitaux publics du pays. Le problème du logement parait plus qu’une évidence. Ainsi donc, avons-nous constaté que les problèmes sont présents dans tous les domaines. Néanmoins, la satisfaction des besoins sociaux de base représente un casse-tête et n’est pas une priorité pour l’État haïtien. Nous devons aussi signaler la vulnérabilité des jeunes haïtiens par rapport à ce problème. Notre jeunesse (elle n’est pas un tout homogène) comme une catégorie socio-politique d’une importance capitale occupe une place marginale dans les politiques publiques. En effet, elle est la catégorie d’âge la plus importante démographiquement puisqu’elle représente plus de la moitié de la population, mais aussi politiquement car elle est essentiellement caractérisée par un sentiment de remettre en question le statut quo ou l’ordre social existant et elle est porteuse d'initiatives de transformation sociale. Si elle est consciente de sa situation, elle doit constituer une force sociale qui pourrait garantir un avenir meilleur. Néanmoins, les jeunes se trouvent confrontés directement, ces dernières années, au phénomène migratoire. Beaucoup d’entre eux sont obligés de migrer surtout dans les pays latino-américains à cause de la vulnérabilité de leurs conditions de vie. L’incertitude au plus haut point, c'est ce qui caractérise cettedite catégorie. La jeunesse ne doit pas être négligée quel que soit le projet de transformation ou de restructuration de l’État en Haïti. Vu ces analyses socio-historiques précédentes du problème haïtien, n’est-il pas un impératif de lutter pour la transformation sociale en Haïti ?

L’abolition de l’État en Haïti dans ses principales fonctions et/ou orientations parait une nécessité pour notre génération. Nous devons accomplir fidèlement cette tâche en nous inspirant de la révolution haïtienne de 1791. Nous avons fait plusieurs tentatives au cours de l’évolution de notre formation sociale mais le plus important c’était le mouvement post du régime makoutique des Duvalier en 1990 surnommé « mouvement Lavalas ». C’est l’un des rares mouvements ayant bénéficié d’une portée quasiment nationale, générale et populaire. Malgré la mobilisation de la population, nous n’avons pas pu aboutir à la restructuration de notre société. Le mérite de ce mouvement est le fait de susciter la méfiance des jugements visant à décourager la population à l’aspiration d’une transformation sociale et une augmentation de son niveau de vie. La religion et les médias sont des instruments qui veulent garder les haïtiens dans des situations aliénées et aliénantes afin de les empêcher de lutter pour que l’État endosse réellement sa responsabilité envers eux. La transformation sociale en Haïti parait beaucoup plus qu’une évidence parce que le pays est invivable pour la majorité de la population, nous sommes contraints à tous les niveaux par le pouvoir étatique ; la misère et la pauvreté paraissent presqu’un fait normal dans notre société. Tout compte fait, nous devons commencer dès aujourd’hui avec le chantier de la transformation sociale afin que nos enfants ou les générations à venir puissent bénéficier de notre considérable effort pour conquérir la vie réelle et générale dans notre société.

Quelques axes auxquels nous devons donner beaucoup d’importance dans notre chantier de l’abolition de l'État en Haïti : nous devons pratiquer une économie sociale et solidaire (mutualité) en nous inspirant des pratiques économiques présentes dans le milieu rural haïtien, une agriculture familiale. Pour cela une réforme agraire avec cet objectif serait envisagée afin que les véritables cultivateurs du sol soient également les détenteurs de ce sol cultivable ; l’instruction doit être générale et publique, c’est-à-dire elle doit refléter notre réalité sociale ; nous devons également lutter pour la protection de notre environnement naturel en nous inspirant des valeurs des premiers habitants de ce territoire, les aborigènes. Pour cela nous devons commencer à réduire les inégalités sociales et les contradictions qui caractérisent notre formation sociale et nous devons transmettre ces valeurs aux nouvelles générations pour qu’elles développent une harmonie parfaite avec la nature sans avoir comme premier souci l’exploitation. Nous devons, alors, lutter pour l’abolition du système éducatif en Haïti qui n’est profitable que pour les écoles congréganistes et les dites grandes écoles. De ce fait, aucune restructuration de la société haïtienne ne peut se passer de ces axes d’application. Nous, peuple haïtien,  devons nous réveiller pour lutter contre l’ordre existant/ le statu quo sinon, comme dirait Delira dans Gouverneurs de la Rosé, "nous mourons tous".

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Pierre Jameson Beaucejour 1

Etudiant en Sociologie et en Sciences Sociales FASCH/ENS/ UEH

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