Chedlet Guilloux!

Chedlet Guilloux!CP: Valerie Baeriswyl

Je suis sur le sol africain, une grande première, à Libreville, invité à l’ENS pour un colloque international autour du thème : « Les savoirs ancestraux: transmission et sauvegarde ». Ma communication, appréciée des collègues de l’assistance, portait sur la présence africaine en Haïti et la manière dont les savoirs et valeurs ancestraux étaient systématiquement mis entre parenthèses au XIXe siècle en Haïti. Des moments qui peuvent me procurer une certaine joie de vivre : accomplir, par exemple, un acte d’intelligence qui élève.

Je n’utilise internet qu’à l’hôtel pour rester connecté à mes proches. En entrant d’une excursion dans l’une des plus riches forêts d’Afrique où j’ai profité de me plonger dans une cascade pour me rafraîchir ce samedi 30 mars 2024, j’ouvre mon facebook. Ton image et une légende triste l’accompagne m’informant de quoi ta vie n’est plus le nom. Je ferme le téléphone. Je le rouvre.
Information sérieuse, vérifiée sur des groupes d’étudiants et d’universitaires. Je me sens très mal, le moins que je puisse dire. J’ai eu peur pour ceux, aussi engagés que toi, qui respirent encore aujourd’hui dans le pays. Puis montent en moi les quelques traces de la BJL ( bibliothèque Justin Lhérisson) qui tiennent encore ma mémoire vive d’une époque d’école classique, où mon insouciance s’estompait déjà dans la construction de mes sensibilités du réel, de mon réel, de nos réels.

Tu étais au Lycée Louis Joseph Janvier la promotion de mon cousin Mackenson Paul (1987-2023), décédé, si jeune comme toi, à seulement 35 ans en juin 2023. Il me le confiait lorsque tu disais un poème avec maestria sous les regards d’un public divers et varié, non sans la présence de l’incontournable Lesly Giordani, paix à sa généreuse âme. Je ne me souviens ni du titre, ni des mots, mais tout était beau; ça donnait du frisson; ça bousculait les passions et activait de nobles émotions. Tu étais applaudi dans la grande-petite sale de lecture, aménagée pour spectacle cet après midi d’une année dont l’exactitude m’échappe. Je devais être en troisième, et toi en rhétorique, je crois.

J’écris ces mots à l’occasion de ton décès, et non de ta disparition parce que tu ne disparaîtras jamais, pour rappeler un moment spécifique que sans doute tu aurais pu oublier parce que je ne crois pas qu’elle ait eu la même importance pour nous deux. Tu étais étudiant à l’Enarts ou à l’ENS ou les deux, je ne savais pas ; et j’étais élève en rhétorique. Tu étais athée, je crois, ou ancien croyant ; et j’étais protestant, zélé. Tu étais passionné des grandes idées politiques et philosophiques, tu utilisais particulièrement le théâtre pour les incarner ; et moi je lisais des trucs de philo avant même d’atteindre ce niveau scolaire. Mon cœur était épris d’un amour fou pour les saintes écritures mais mon esprit se délectait aussi d’autres textes qui pouvaient l’élever vers d’autres univers, d’autres imaginaires.

Chedlet Guilloux!CP: Foursquare

il y a autant de soleils que d’individus

Un bel après-midi, le soleil côtoyait déjà les limites du ciel dégagé et orangé de Carrefour, on était sur la galerie de la BJL. Je suis persuadé qu’on a notre propre soleil à Carrefour, enfin, le soleil est toujours différent, il y a autant de soleils que d’individus, mais chaque quartier, chaque zone étend un soleil pour ses habitants, d’où le soleil spécifique de Carrefour ; on le partageait.

Jésus vous aime, il veut vous sauver, tel a été mon message qui t’avait sorti de tes gons pour, avec mépris, je l’ai ainsi perçu à ce moment-là, me poser une question dont ma bonne réponse me ferait mériter une conversation, sinon il fallait me taire ou me déplacer, tu voulais m’intimider, je l’ai été, mais non me violenter. Car les zombifiés comme moi ne mériteraient pas la compagnie de ceux éclairés par les lumières de la raison du cartésianisme. C’est en effet autour de la raison que ta question était formulée, usant la certitude de la fausseté de la création et la vérité ferme de l’évolution ; une imprudence d’époque. Moi jeune écolier-lecteur plus ou moins friand avait satisfait ta curiosité par ma réponse nuancée, relativement complexe ; tu discutais donc avec moi et les autres qui étaient-là avec une rare sympathie. Tu voulais me « déconvertir » ; tu estimais que je n’étais pas assez con pour rester dans ce lieu de bêtise et d’abrutissement ; moi je voulais que vous fassiez le choix de la vie éternelle en acceptant Jésus comme votre seigneur.

Cette anecdote rappelle ta connexion à l’idée de l’émancipation de l’homme, lui permettant d’exercer son autonomie pleine et entière ; ça ne t’a jamais quitté ou tu le ne l’as jamais quitté, c’est bien cela l’essentiel.

Un tas de jeunes gens inspirants fréquentaient ce lieu-carrefour de construction de sensibilités intellectuelles à Carrefour ; ce lieu n’est plus malheureusement et c’est dommage. On n’avait pas un compagnonnage à cette époque mais on fréquentait les mêmes quartiers. Quand j’habitais par exemple à impasse lilas à mon repos 44, non loin de toi et de ti powèt, je continuais à vous voir, de loin et de près, performer avec intérêt.

Tu es entré dans ta vérité comme on dit chez nous ; tu as aussi laissé une belle vérité pour les autres : ta combativité et au fond ton amour des autres. Ou sèlman manke pèdi batay la.

Pour toi, je reproduis in extenso ce magnifique poème d’un homme que tu admirais parmi tant d’autres, dont le portrait, cigarette en bouche, visage bien allongé comme s’étirait son vaste esprit, était sur les portes de la BJL :
Guinée

Chedlet Guilloux!CP: Haïti Liberté

C'est le long chemin de Guinée:
La mort t'y conduira.
Voici les branches, les arbres, la forêt, Ecoute le bruit du vent dans les longs cheveux d'éternelle nuit.
C'est le long chemin de Guinée:
Tes pères t'attendent sans impatience Sur la route : ils palabrent.
Ils t’attendent.
Voici où les ruisseaux grelottent

Comme des chapelets d'os.
C'est le long chemin de Guinée:
Il ne te sera pas fait de lumineux accueil Au noir pays des hommes noirs:
Sous un ciel fumeux percé de cris d'oiseaux Autour de l'oeil du mangot Les cils des arbres s'écartent sur la clarté pourrissante Là t'attendent au bord de l'eau un paisible village et La case de tes pères et la dure pierre familiale Où reposer ton front.

Jacques Roumain, Bois d’ébène, 1945



Welsman Gaspard, Libreville, 31 mars 2024.

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La Rédaction 237

Kafounews

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