Musique haïtienne : tout nouveau tout beau?

Musique haïtienne : tout nouveau tout beau?

 
Je ne suis pas un mordu des réseaux sociaux. Je me sens tel un objet vieillissant non informatisé « ovni » sur la toile. Cela s’explique aisément par mon statut de quinquagénaire. Je suis né dans un monde où les enfants tapaient dans un ballon sur la cour de récréation pendant que les filles jouaient à la marelle, aux osselets, sautaient à la corde. La chaleur humaine donnait le ton à notre existence. Aujourd’hui, les gens se sourient, se touchent dans le métro et les autobus de transport en commun sans se voir. Leurs regards se fixent sur les écrans de leurs portables. La machine prend petit-à-petit le contrôle de l’humain. L’homme bionique frappe à nos portes. Loin de moi l’idée de vous faire accroire que la vie était meilleure, jadis. Non! Elle change chaque jour en étant la même tout le temps. Elle nous surprend autant qu’elle nous alarme. Sacrée vie!
 
Mon propos ne consiste pas à vous entretenir sur la nostalgie du temps qui file à grande vitesse et qui, dans sa course échevelée vers l’inconnu, va nous jeter, tous autant que nous sommes, dans les bras du néant. Toute la beauté de la vie réside dans son absurdité.
 
Je voudrais attirer votre attention sur notre propension, nous haïtiens, à nous faire du mal gratuitement. En effet, il me semble que dans le souci d’attaquer l’œuvre de ceux et celles que nous détestons, au lieu de faire montre d’esprit critique, nous nous contentons d’extérioriser  nos sentiments. Tout se passe comme si nous sommes incapables de trouver, pour reprendre le propos d’Aristote un « juste milieu ». Cette posture qui sépare le véritable critique du fanatique.  La manière dont nous dévalorisons, jetons aux orties ce qui naguère agrémentait notre existence au profit de ce que l’on découvre avec émerveillement, parait s’inscrire dans l’air d’un temps que nous souhaitons voir s’étendre à l’infini. Je vous le dis tout de suite, le « tout nouveau tout beau » ne s’applique pas ici.
 
Il s’agit plutôt d’un parti pris de mettre en avant ce que nous aimons. Nos affects nous dominent. Rien de bien méchant direz-vous. Mais, dans le fond, cela détruit tellement. Les dégâts sont incommensurables.
 
Je n’entends pas non plus insinuer rien qui puisse dénoter quoi que ce soit contre des gens dont le talent et les créations apportent tant de joie dans les cœurs d’un peuple oublié dans les affres de la souffrance. Les artistes font rêver. C’est un univers où il y a beaucoup d’appeler pour très peu d’élus. Autrement dit, n’est un artiste qui veut.  
 
Il n’y a pas si longtemps, j’ai été apologétique, dans un court article, des sonorités sophistiquées, somptueuses, agrémentées de condiments musicaux de toute la Caraïbe, découvertes dans l’album extraordinaire du groupe Zafèm. C’est un régal à tous égards. Si dans les premiers moments de nombreux apprenants en quête de «  likes et de views » prédisaient un avenir peu glorieux à cette formation musicale, depuis quelque temps la tendance a été inversée. Dorénavant, pour beaucoup, Zafèm symbolise, à lui tout seul, le compas. Voire la musique haïtienne. La passion aveugle est mauvaise conseillère. Elle peut même jouer des tours à ceux-là qui s’érigent en deus ex machina de l’animation sur la toile de la musique haïtienne. À force de parler pour ne rien dire on finit par tuer la parole. 
 
Nous sommes des insulaires. Notre nature passionnée confine à l’exagération. je crois que nous devons cesser de tirer à boulets rouges sur les autres groupes musicaux tout en continuant à consommer jusqu’à l’overdose Zafèm. L’excès ne nuit pas toujours ! Le beau plait simplement. La musique que promeut Zafèm peut redéfinir les frontières de la création dans la production musicale haïtienne. La qualité des textes, des mélodies, des arrangements, de la synchronisation et de l’harmonisation divorce d’avec les produits non-finis proposés au public par certains musiciens en mal de paraitre. La présence de Zafèm peut et doit servir de catalyseur à une musique haïtienne moribonde ces dernières années.   
 
La barque de notre Haïti sombre corps et bien, depuis très longtemps, trop longtemps même, dans les eaux fangeuses de l’ignominie. L’Occident ne se cache plus de vouloir raturer notre histoire aidé en cela par quelques-uns de nos frères indignes. Durant toute cette longue traversée du désert, l’haïtien ne cesse de rechercher le moyen le plus sûr de recouvrer son humanité. Dans la lutte pour la survie de ce peuple, les artistes ont porté très haut sa culture. Beaucoup ont payé de leur personne cette impudence. Nou pa dwe janm bliye sa. 
 
Je m’insurge donc contre ceux qui alimentent les débats vides de sens opposants des hommes et des femmes qui nous ont faits rêver pendant des décennies. Isnard Douby, Choubou, Cubano, Ti Manno, Larose, Gérard et Gina Dupervil, Léon Dimanche, Roger Colas, Martha Jean-Claude, Ansy et Yole Desrose, Joel et Mushi Widmaier, Beethova et Emmanuel Obas, Émeline Michel, Master Dji, Carole «  Mawoule » Demesmin, Danielle Thermidor, Dadou Pasquet, Ti Corn, Manno Charlemagne…. Ont consacré leur existence à la musique. Ritchie, Arly, Alan Cavé, Kino, Gazman, Brutus,  Mickaben,  Ti Joe Zenny… Jean Jean Roosevelt, Bélo, BIC, black Alex n’ont jamais baissé les bras pour frayer de nouveaux sentiers avec en point de mire, l’envie irrépressible de plaire au public.
 
Cessez de « critiquer » ce qui vous dépasse pour monopoliser l’attention. Le vocable « critique » ne charrie pas en l’occurrence la capacité d’analyser, d’établir la relation entre deux objets en vue de porter un jugement. Il est utilisé pour exprimer l’idée d’attaquer, de détruire le travail de l’artiste. La majorité des pseudos animateurs ne disposent d’aucune compétence musicale. Comment émettre une opinion valable sur un sujet dont ils n’ont pas la maitrise ? L’ignorance fait des prodiges.
 
Je n’ai aucun talent pour juger des heures de nuits blanches, souvent loin de leurs familles, d’hommes et de femmes de grand talent. Je ne peux qu’apprécier leurs créations. Nombreux sont ceux qui clouent au pilori les artistes après l’audition en quelques minutes d’un labeur acharné s’étendant sur toute vie. En effet, le véritable artiste n’est jamais en direct absolu ni en studio ni dans une performance live. Il rassemble les enseignements épars, reçus ça été là, pour fournir un produit dont il espère, sera apprécié du public à juste valeur.   
 
Je me remets en mémoire 1985. Cette année a marqué à jamais des générations d’haïtiens. Ti Manno, Sicot et Nemours ont effectué le grand voyage au printemps de cette année. Pourtant, près de quarante ans après, je me souviens de la chanson «  Adieu Suprême » ou Accolade leur a rendu un hommage mémorable. J’invite les vendeurs du «  Temple » qui se croient connaisseurs à réécouter ce titre devenu un classique de la musique haïtienne.
 
Je dis à tous les artistes que les apprenants sur la toile descendent sans raison comme dit la chanson, « Moun sa yo pa janm Mouri ». Oui les artistes sont éternels. Leurs œuvres les survivront. Ceux qui vous jettent la pierre aujourd’hui seront les premiers thuriféraires après votre disparition. Cette pratique incompréhensible doit cesser : il faut honorer ceux et celles qui le méritent de leur vivant.
 
À tous nos artistes, continuez à être les porte-étendards de notre culture. Haïti a besoin de tous ses talents pour sortir des profondeurs sans fond de l’inhumanité.
 
 

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Franck S. Vanéus 43

Avocat et Philosophe...

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