De Carrefour à Buenos Aires : Entrevue avec un jeune haïtien honoré par l’Etat Argentin pour son service humanitaire

De Carrefour à Buenos Aires : Entrevue avec un jeune haïtien honoré par l’Etat Argentin pour son service humanitaire

A l’instar de nombreux jeunes qui quittent le pays pour transmigrer en terre étrangère, Jackson Jean laisse sa terre natale en 2016 pour rallier l’Argentine, en Amérique du Sud. Il a alors 21 ans et laisse derrière lui tout ce qui constituait sa vie. Malgré son jeune âge, il ne s’engage pas dans le sillage de ces jeunes qui oublient complètement leurs origines ou qui s’adonnent à des activités douteuses une fois parvenus sur un territoire où les conditions de vie sont meilleures. Au contraire, à des kilomètres d’Haïti, il continue de s’engager et de faire entendre sa voix. Et celle-ci fait écho à celles de tous ces gens aux réalités divergentes mais qui, au final, résonnent du même refrain. Depuis lors, Jackson est devenu une référence en Argentine où ses prises de voix et de positions font de lui une figure importante de la lutte pour les droits humains. Le 5 décembre 2023, après de nombreuses reconnaissances de la part de diverses institutions, l’Etat Argentin l’a honoré pour son engagement humanitaire. La rédaction de Kafou News s’est entretenue avec lui à propos de cette énième reconnaissance. L’occasion de revenir également sur l’ensemble du parcours inspirant de ce jeune haïtien.

KN : Jackson Jean, l’Etat Argentin vous a récemment honoré pour votre service humanitaire. En effet, vous avez maintenu un engagement infaillible au fil du temps pour défendre des causes justes et nobles. Avec quels sentiments recevez-vous cette marque de reconnaissance ?

JJ : Privilégié ! J’ai souvent entendu des gens qui, quand ils atteignent quelque pas du sommet de la société, utilisent le fameux slogan « Si tu veux, tu peux », « travaille dur et tu y parviendras », etc. Ce sont des expressions méritocratiques. Ce sont des purs mensonges que le système a inventés au travers de ses agents (les riches ou ses serviteurs) et ses institutions (l'école, les médias ou l'église) pour naturaliser la pauvreté, l’injustice sociale et accuser les victimes de leur sort afin de protéger ses bases fondées sur l'exploitation, la plus-value, la spéculation, le pillage, etc. On a du succès ou certains honneurs dans toute société actuellement parce qu’on est privilégié.

Mes parents ont consenti des sacrifices à la sueur de leur front pour que je puisse terminer mes études et voyager... pour cela, ils ont vendu leurs maisons, etc. Ce ne sont pas tous mes amis du quartier ou du lycée qui avaient une famille comme refuge, et ceux qui en ont une ne possédaient pas de biens immobiliers. Alors pourrais-je me vanter de réussir parce que je le voulais ? Ceux qui ne pouvaient pas étudier et évoluer à l’étranger, n'avaient-ils pas aussi l’envie ? Je connais des camarades de classe, je vous jure, qui excelleraient mieux que moi en Argentine tant au niveau académique que social. Je jouais au basket-ball avec des copains du quartier aujourd'hui qui sont aujourd'hui membres de bandes armées or je parie que la plupart auraient été de grands athlètes en Argentine. J'aurais pu être à leur place si je n’avais pas été privilégié.

Être privilégié n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Je dis que ce n’est pas une bonne chose parce que c’est le symptôme d’une société inégalitaire. Ce n'est pas mal parce que c'est l'occasion qu'on a aujourd'hui de changer cette réalité. Toussaint Louverture était socialement un membre privilégié du système esclavagiste à Saint-Domingue, il profita de sa position pour briser l'hégémonie de la France sur l'île. Pétion obtint des privilèges grâce à sa couleur de peau mais contribua à la révolution contre le système colonial dans le monde. Être privilégié et avoir une conscience sociale est la meilleure formule pour briser l'inégalité. Le danger est de manquer de conscience sociale pour remettre en question vos privilèges, sinon vous finirez par défendre le système et répéter ses schémas injustes. Il vaut mieux avoir une conscience sociale sans privilège que d’avoir des privilèges sans conscience sociale. Alors oui, je me sens privilégié et par conséquent j'ai le devoir moral de continuer à plaider et à agir en faveur d'un changement radical du système social, économique et politique peu importe l’endroit.

KN : Votre engagement semble commencer véritablement après votre rencontre avec Nadine Anilus, mais, dans l’ensemble, il semblerait que vous avez toujours été appelé à une telle vocation. Serait-il donc possible de penser que certains personnages ou certains mouvements vous ont préalablement influencé ?

JJ : Je dirais plutôt que je suis le produit de faits sociaux et historiques. J'ai grandi à une époque où Haïti a subi des coups d'État, une intervention militaire, une épidémie de choléra, un tremblement de terre et la croissance des gangs armés, tout en vivant dans un quartier populaire (Cité Michel, Fontamara 43) au sein d'une famille qui vit de la vente populaire. Ma mère vendait des “aleken” et parfois du “pèpè”. Mon père vivait de la vente populaire de produits pharmaceutiques (ajan maketin).

Nadine Anilus n'a su me canaliser que comme les autres jeunes. Encore adolescent, j'ai contacté Nadine lorsqu'elle était directrice des Affaires sociales à la municipalité de Carrefour, lui demandant des cours de premiers secours pour mes camarades de classe car parfois nous nous blessions en jouant au football au lycée et il n'y avait pas une seule infirmière pour des milliers d'élèves. Donc, depuis mon jeune âge, j'étais déjà conscient des besoins de ma commune et de mes compatriotes car j'avais aussi ces besoins : des besoins médicaux, des espaces d'insertion, des emplois, etc. Avec Nadine, j'ai fini par mieux comprendre très tôt que la voie politique est celle où résident les solutions aux problèmes sociaux et ne peut être laissée entre les mains des étrangers ou des ONGs. Ces derniers ne peuvent qu'accompagner. Rien de plus !

En somme, je n’ai été influencé par personne ou un quelconque mouvement dans le strict sens du terme. Je ne les connaissais même pas bien. Mes conditions sociales et matérielles de jeune haïtien, issu d’un quartier populaire de la capitale, issu d'une famille appauvrie, furent les seuls forgerons de ma conscience sociale.

De Carrefour à Buenos Aires : Entrevue avec un jeune haïtien honoré par l’Etat Argentin pour son service humanitaire

KN : Vous avez eu de nombreuses fois l’opportunité de faire des conférences, exposés et/ou entrevues au sein de plusieurs institutions publiques et académiques. Le prestige de ces institutions demeure une évidence, et prendre la parole au sein de celles-ci représente donc une occasion idéale pour faire passer le message du peuple oppressé qu’est le vôtre. Comment vous retrouvez-vous dans ces situations ? Parvenez-vous véritablement à faire entendre la voix de ce jeune Haïtien expatrié qui continue de mener une lutte transfrontalière qui charrie toutes les difficultés que confronte toute une génération ?

JJ : Lorsque je me retrouve dans ces espaces pour parler de la réalité actuelle de mon pays, je prends toujours le soin de les contextualiser à partir de nos processus historiques, politiques, économiques et de relations internationales. Beaucoup de jeunes ont honte de parler de la situation chaotique en Haïti au point qu'ils vendent une fausse image que j'appelle « le masque de la honte » car être Noir à l'étranger ou dans un pays où ils ont déjà des préjugés sur notre peuple ou notre couleur, un “masque” aide à se sentir avec un peu de dignité. Pourtant ça ne fait qu’empirer la situation car le piège d’être trompeur c’est qu'on finit par croire en ses propres mensonges.

Donc, quand on comprend les processus du pays, on finit par comprendre que nous ne devrions pas avoir honte. Le système ne veut pas qu’on ait de véritables raisons pour être fiers. Fierté et orgueil ont la même étymologie. Quiconque est fier, est de fait orgueilleux. Et l’orgueilleux a des exigences. Il exige de la reconnaissance, du respect, de la dignité… et est prêt à se faire estimer en tant qu’égal même si la mort est la conséquence. C’est la raison pour laquelle ceux qui devraient avoir honte ce sont les hommes riches et les blancs qui héritent de la richesse et des privilèges coloniales ; qui nous ont soumis à l'esclavage, ceux qui s'ingèrent dans les affaires internes du pays, qui exploitent les salariés des manufactures, qui violent les droits du peuple uniquement pour de l'argent ou ses ressources naturelles ou ses atouts géopolitiques tout en se cachant derrière des mensonges et propagandes sur le soi-disant “développement personnel et l’entrepreneurship” ainsi que la méritocratie que malheureusement nos jeunes haïtiens se font farcir le cerveau de plus en plus à travers des réseaux d’escroquerie comme le Life Leadership, le HerbaLife, le Amwey, etc.

Mes expositions dans les espaces académiques ou politiques sont soumises à deux objectifs : 1) Mettre mal à l'aise les blancs ou les noirs complices du système global raciste, capitaliste et impérialiste en capitalisant leurs désastres sociaux et environnementaux et les souffrances humaines ; 2) Inviter ceux qui sont contre le racisme, le capitalisme et l'impérialisme à faire preuve de solidarité avec nous depuis l'extérieur.

Bref, je ne fais que remplir mon devoir de citoyen haïtien contraint de quitter mon pays peu importe que ma voix soit confidentielle. Je continue de résister depuis l’extérieur tout en défendant mon pays analectiquement comme dirait le philosophe Dussel et dialectiquement comme diraient Marx et Hegel.

KN : De Carrefour à Buenos Aires, on constate que l’engagement est le même, à la seule différence que les conditions de vie en terre argentine ont largement favorisé votre émancipation et votre progression. Mais après toutes ces années, quels sont vos rapports avec la commune où vous avez grandi ? Y a-t-il des initiatives que vous avez entreprises dans le but d’orienter les jeunes de la commune où vous représentez le modèle à suivre idéal ?

JJ : Je ne suis pas convaincu que l'Argentine ait facilité mon émancipation et mon progrès. Je pense que ces deux concepts sont très subjectifs. En arrivant en Argentine, j’ai été confronté à une autre réalité offensive et j’ai fini par résister d’une autre manière. C'est-à-dire à travers les médias, les mouvements régionaux, etc. L'Argentine est un pays avec une longue tradition de lutte pour la justice sociale et se situe au milieu de l’Amérique du sud. J'ai pu obtenir plus d'espace pour élever ma voix contre le racisme et la discrimination et je profite toujours bien sûr d'inclure Haïti dans cette lutte. C'est-à-dire, j'en profite pour mettre en relation des jeunes que je connais à Carrefour avec certains mouvements. Par exemple, des mouvements pour l’environnement et contre le changement climatique. Les tâches qui m'ont été confiées par moi-même depuis l'étranger sont : 1) Articuler les jeunes en Haïti qui résistent comme moi avec les Mouvements régionaux ; 2) internationaliser la lutte puisque les oppresseurs sont globaux.

KN : Vous avez quitté votre ville de naissance dès l’âge de trois mois. Toutefois, avez-vous des projets pour cet endroit qui vous a vu naitre ou votre vision englobe-t-elle un plan d’action à l’échelle nationale ?

JJ : Notre relation avec Les Cayes depuis mon enfance dans ma famille était plutôt une relation de refuge. Par exemple, pour des vacances avec notre grande famille (grand-mère, oncles, cousins, etc.). Lorsqu’un membre de la famille est atteint de maladies paramédicales ou traditionnelles. Après le tremblement de terre, nous sommes tous allés aux Cayes.

Récemment, début 2023, j'ai commencé à exercer des tâches de conseiller ad honorem pour l'Agence argentine de coopération internationale et d'assistance humanitaire, dans le cadre d'un programme appelé « ProHuerta qui promeut la souveraineté alimentaire aux Cayes.

KN : Généralement tout expatrié fait face à des difficultés d’adaptation et d’intégration loin de leur patrie, notamment pour quelqu’un qui a dû abandonner ses études comme vous l’avez fait en 2016. Quel est donc votre histoire concernant ce changement brutal d’horizon ?

JJ : C'est vrai que j'ai dû abandonner mes études, j'avais le mal du pays, de la gastronomie, du climat, de mes amis et de ma famille. Étant très jeune, je n'avais que 21 ans, je n’avais pas vu cela comme un changement brutal. Au contraire, je l’ai pris de manière très positive. Je reste reconnaissant car cela ouvre mon horizon et ma perspective. J'ai mûri de plus en plus, et ceci, rapidement.

Quand on est dehors, on peut mieux voir la taille de n’importe quelle réalité. Ce changement d’horizon m’aide à diagnostiquer à quel point notre système d’enseignement supérieur est infesté par le capitalisme, le colonialisme, etc. Honnêtement, je ne suis pas sûr qu’à présent j’aurais entrepris des études de Droit à l'École de Droit et d'Economie des Gonaïves (EDSEG).

KN : Vous avez écrit plusieurs essais et articles traitant de thématiques diverses, mais connexes dans une certaine mesure, notamment sur les violations des droits humains, la xénophobie, le machisme, le racisme structurel, systémique et environnemental, la lutte des femmes noires, l’adoption des enfants noirs, la suprématie blanche, l’impérialisme, etc. Serait-il correct de dire que vous êtes un « apôtre de la paix » ? Comment commenteriez-vous cet engagement qui concerne principalement la mise en lumière de différentes problématiques essentielles qui nécessitent désormais de meilleures approches structurelles et systémiques ?

JJ : Je suis un disciple de la Philosophie de Libération du philosophe argentin Enrique Dussel. La paix est un concept très colonisé. Si on décolonise le concept, Toussaint et Dessalines ne seraient-ils pas les prophètes de la paix pour les noirs ? Pouvons-nous penser à la paix pour les opprimés et les oppresseurs en même temps ? Supposons que les peuples opprimés finissent par se libérer, ne devraient-ils pas réclamer justice et réparation pour les préjudices subis historiquement ?

Dans les livres et les médias occidentaux, on nous vend une paix apostolique. Les grandes références ou prix Nobel de la paix comme Nelson Mandela, Mohamed Gandhi étaient pourtant des personnes qui savaient utiliser la violence pour obtenir justice. Ce n’étaient pas des saints comme on dit. Mandela a utilisé des bombes pour libérer l'Afrique du Sud. Gandhi a utilisé la violence symbolique pour démasquer la couronne d'Angleterre. Martin Luther King a utilisé la violence économique contre des grandes entreprises de Washington à travers des manifestations. Si la paix existait, elle ne serait pas pour tout le monde. Il y a certaines personnes, certains pays, si un jour nous parvenons à nous en libérer, nous devons demander justice et réparation pour ce qu'ils nous ont fait subir historiquement. Donc le rôle de la justice n’est pas de garantir la paix à partir d’une perspective décoloniale. Mais de créer l’harmonie à travers l’exercice de la violence contre les injustes.

Mon engagement est en faveur de la libération et de la décolonialité dans une perspective internationale. Je suis un disciple de la libération comme mes ancêtres. Un disciple de la paix pour les opprimés et de la justice contre les oppresseurs.

KN : Il est à noter que vous avez mentionné, notamment dans des articles parus dans les colonnes de médias locaux ou étrangers, que votre lutte ne concerne pas uniquement les Haïtiens, car même les Argentins noirs font face à la discrimination dans leur propre pays. Comment est-ce qu’ils vous voient alors dans ce combat que vous menez qui dessert leurs intérêts ? Qu’est-ce qui vous a incité à devenir le porte-voix et le défenseur de ces gens-là sur leur propre territoire ?

JJ : La lutte contre le racisme et la discrimination raciale est le combat de toutes les communautés noires et doit être liée les unes aux autres aux niveaux continental et mondial puisque le racisme et la suprématie blanche font partie d’un agenda mondial.

Dans ce combat, chacun utilise l'outil qui lui convient le mieux. Dans mon cas, ce sont des espaces de communication de masse. J'écris sur les Afro-migrants et les Afro-argentins.

De nombreux militants afro-argentins n’ont pas une perspective globale de la lutte contre le racisme ou se croient propriétaires de la lutte contre le racisme et la discrimination au point d’accuser les autres d’« accaparement territorial ». C'est une perspective très nationaliste et xénophobe. Cela est dû à une carence de connaissance de l’histoire. Haïti ne s'est pas limité à se libérer mais avait compris que la libération des noirs doit être mondiale non seulement pour être légitime mais aussi parce qu'elle est juste. Haïti a fini par influencer les esclavisés d'Argentine et ils ont obtenu leurs libertés grâce à l'influence de la Révolution haïtienne.

Personne n'est le porte-parole de personne. Chacun a une réalité. Les migrants noirs ont leurs propres problèmes (irrégularités, chômage, manque d'intégration). Les Afro-argentins ont d'autres problèmes (réparation historique, invisibilité...) mais nous sommes tous noirs. Nous subissons les mêmes préjugés à cause de la couleur. Nous devons donc lutter ensemble pour nous renforcer mutuellement.

KN : Vous avez bouclé vos études secondaires au Lycée Henry Christophe de Diquini et a été même président général de la promotion 2013-2014. Cependant, l’avenir des établissements scolaires à Carrefour est gravement menacé par la prolifération des gangs armés qui ne cessent de rallonger la liste des territoires perdus. Quels sont vos sentiments face à une telle situation en tant qu’ancien résident de la commune ?

JJ : Le plus gros problème du système capitaliste qui fournit des armes aux gangs est qu’il ne peut pas digérer les contradictions. Certains penseurs estiment que la révolution haïtienne serait le produit de contradictions lorsque l’esclaviste français a commencé à armer les esclavisés africains pour lutter contre l’esclaviste espagnol. Après avoir vaincu l'Espagnol, l'esclavisé a battu le Français avec les armes qu'il lui avait fournies.

Malheureusement le système cannibale qui a été établi en Haïti mangera beaucoup de gens avant de se manger lui-même au final. En étant optimisme, j'aimerais que mon lycée dont j’ai été le président ne soit qu'un dommage collatéral au cas où il ne se ferait pas épargner. Mais bon…

KN : Qu’est-ce qui a motivé votre choix à étudier les Sciences Juridiques à l’Ecole de Droit et des Sciences Economiques de Gonaïves ? En outre, il est à souligner que vous avez entrepris plusieurs études par la suite qui n’ont pas été bouclées, et que vous avez finalement repris vos études en Droit en 2023. Comment expliquez-vous cela ? Etait-ce un retour forcé à une vocation qui, de toute évidence, ne vous a jamais quitté durant votre parcours ?

JJ : Je veux profiter de cette réponse pour partager une approche éducative très intéressante qui stipule que, même si un étudiant n'obtient pas son diplôme final, les matières apprises sont importantes dans sa vie personnelle et professionnelle et influencent sa pensée, ses actions, son comportement. C'est une approche très capitaliste d’obliger quelqu'un à terminer une carrière dans le seul but de mieux se préparer pour le marché du travail. Que serait notre monde éducatif sans Aristote, Pythagore, Nietzsche, Platon, Sartre, etc. ? Ont-ils étudié pour le marché du travail ? Excelleraient-ils en mathématiques, en physique, en philosophie et en art en même temps dans notre système éducatif actuel ? Ce n'est pas un échec de ne pas terminer une carrière. Dans mon cas, j'ai toujours été quelqu'un qui aime tout savoir et tout comprendre, c'est pourquoi je me suis aventuré dans de nombreuses carrières notamment en commerce, en ingénierie informatique, en relations internationales, etc.

J'ai étudié plusieurs disciplines car, au contraire, ma vocation est d'apprendre, pas de faire une carrière pour trouver un job. Bien que je suis diplômé en Gestion Parlementaire et Politique Publique, spécialisé en Politique International et aussi diplômé en Philosophie de la Libération.

Aujourd’hui, j’ai décidé de terminer mes études en droit parce que je veux infiltrer le système. Il est plus facile de combattre quelque chose quand on est à l’intérieur. Être avocat vous confère certains privilèges et pouvoirs ainsi qu’une connaissance approfondie du fonctionnement du système. Je n'ai pas continué mes études de droit à mon arrivée en Argentine même si l’étude est gratuite car j'étais jeune donc j’avais préféré flirter avec d'autres carrières. Je suis sûr qu'après mes études de droit, je poursuivrai l'aventure.

KN : Vous êtes le premier traducteur/interprète du créole haïtien officiellement reconnu en Argentine. Et vous faites partie de la liste des Experts de la Direction d'Assistance Technique du Ministère Public de la Défense de la Ville de Buenos Aires comme Expert en traduction et interprétation de langue française et du créole haïtien. Votre travail se limite-t-il au programme de ladite institution ou vous vous exercez également à promouvoir autrement la langue créole ?

JJ : J'ai promu plusieurs activités liées à la langue créole. Il existe aujourd'hui un programme de langue et de culture haïtienne parrainé par le Secrétariat des droits humains d'Argentine en collaboration avec le Centre universitaire de langues de l'Université de Buenos Aires. Je suis l'un des protagonistes qui ont promu ce projet pour les enfants haïtiens adoptés et leurs parents qui ne parlent pas la langue et ne connaissent pas la culture haïtienne. De plus, avec les jeunes haïtiens en Argentine, veillons toujours à organiser certaines activités pour la Journée du créole haïtien et de la culture haïtienne.

KN : Vous avez mis vos compétences linguistiques à contribution auprès de nombreuses institutions et organisations nationales tant qu’internationales. D’une certaine manière, cela fait de vous le trait d’union qui relie ces gens dans le besoin à ces organismes. En quoi ces expériences vous ont-ils fait grandir en tant qu’homme ? Seriez-vous à même de concéder que ces expériences ont contribué à libérer totalement l’humaniste en vous ?

JJ : Je ne dirais pas que cela libère mon humanisme. Je dirais mieux mon haïtianisme. J'ai déjà traduit un livre de Jean Louis Vastey pour un professeur Argentin et docteur en histoire, Juan Francisco Martínez Peria. Et je suis en train d’en traduire d’autres. J’ai vraiment réalisé qu’il y a un profond manque de connaissance de qui nous sommes. Vastey est le premier intellectuel et théoricien de la décolonialité, de l'antiracisme et de la révolution des noirs. Quand j'ai lu Vastey, j'ai réalisé que si nous avions lu et vraiment compris ses essais, je n'aurais pas besoin de voyager pour découvrir ma négritude. Je me rends compte que je suis noir en Argentine. Je me sens fier d'être noir en Argentine en divulguant les œuvres de Jean Fernand Brière. Je suis fier d'être haïtien en Argentine quand je lis des textes en espagnoles sur les apports d’Alexandre Pétion en Amérique Latine. Mes compétences linguistiques libèrent mon haïtianisme. Mon humanisme était déjà libéré par Dessalines.

KN : Vous avez récemment soufflé votre vingt-huitième bougie d’anniversaire, or il est à constater que vous trimballez dans votre sillage une remarquable carrière et que vous vous adonnez à cœur ouvert à cette vie d’engagement qui vous caractérise tant. En quoi cela affecte-t-il vos rapports avec votre famille ? Avez-vous toujours bénéficié de leur entier soutien depuis le début ?

JJ : Les membres de ma famille connaissent les réalités et sont conscients des problèmes sociaux et ethnico-raciaux comme tout Haïtien, même s’ils ne s'impliquent pas dans la lutte. Je suis la seule personne impliquée dans les affaires sociales et publiques dans ma famille. Ils expriment toujours leurs inquiétudes lorsqu’ils supposent que je dois faire face à un danger dans mes luttes sociales ou m'éloigner physiquement d'eux. En parallèle, ils expriment toujours leur fierté lorsque j'arrive à conquérir un droit pour ma communauté, un prix... Ils soutiennent donc mon combat même s'ils sont parfois pessimistes quant à ma sécurité ou lorsque je dois me rendre en Haïti.

KN : La conjoncture délétère du pays ne saurait laisser indifférent un patriote de votre trempe. Quoique loin de votre terre natale, vous commentez occasionnellement l’actualité du pays dans les colonnes de médias argentins ou dans les colonnes de journaux. Avec quels sentiments vous observez le climat d’insécurité qui se généralise dans le pays ?

JJ : L'insécurité est un fait qui existe relativement dans toute société. Ma plus grande frustration n’est pas l’insécurité, mais la manière dont on prétend résoudre l’insécurité.
Les approches sont très punitiviste et securitiste. Les institutions qui s’immiscent le plus dans cette histoire ne prennent pas en compte la crise sociale, la désertion des parents, l’instabilité politique. D’autre part, la stratégie “kinppin strategy” (tuer ou arrêter le chef des bandes armées pour déstabiliser le réseau) est une perte de temps puisqu’ils sont vraiment bien hiérarchisés et, depuis leur prison, les chefs des bandes continuent à exercer leur autorité.

L’autre problématique, c’est qu'on ne peut pas résoudre un problème avec les mêmes personnes qui l’ont créé et qui ont d’ailleurs intérêt à l’insécurité. Je fais référence au gouvernement actuel, au BINUH et aux États-Unis. La fédération des gangs est digne d’une intelligence stratégique historiquement en Haïti. Et le BINUH a lui-même revendiqué sa création devant le conseil des Nations Unies. Les États-Unis ont admis que ses citoyens et entreprises sont les principaux fournisseurs des bandes armées… Pourtant ils sont ceux aujourd'hui qui veulent faire croire qu'ils vont résoudre ce problème. Ce qui donne lieu au second sentiment qui me traverse : la colère face à l’arrogance blanche. L'aide de ladite communauté internationale a échoué pendant qu’elle continue d'insister avec ses complexes de « Sauveurs blancs » basée sur son héritage économique et politique colonial, ce qui finit par faire effondrer davantage le pays en toute quiétude.

Finalement, déception. En raison de la position d'observateur de nombreux compatriotes sur la situation du pays, d’autres continuent à croire qu’un sauveur blanc résoudra le problème, d'autres croient que son avenir sera assuré grâce au voyage avec l'espoir de revenir lorsque les choses s'amélioreront. Que peut-on changer lorsque le cerveau et la jeunesse d'un pays l'abandonnent ?

KN : Quelles sont vos perspectives d’avenir ? Pensez-vous revenir un jour vous installer au pays ?

JJ : Haïti s'est installé en moi et c'est le plus important. L'année dernière, j'étais en Haïti avec les mouvements sociaux et populaires dans leurs luttes. Et quand les ancêtres le voudront, je reviendrai combattre par tous les moyens pour une seconde indépendance ou pour servir mon pays et mon peuple.

KN : Avez-vous un message à transmettre à ces jeunes qui veulent rester au pays malgré tout et qui croient encore au changement ?

JJ : Dans Art of War de Sun Tsu, il affirme à peu près : “La meilleure façon de lutter contre un adversaire est de laisser une “porte ouverte”. De nombreux combattants pourront s’échapper et les plus courageux seront peu nombreux.”
L’autre principe fut énoncé par César Le Grand : La distraction.

Dans chaque invasion de l’impérialisme en Haïti, il ouvre “une porte”. Lorsque le Brésil a mené l’intervention en 2004, il a ouvert un programme de visa humanitaire et deux mois plus tard il organise un match “amical Brésil vs Haïti”. Aujourd’hui c’est le « programme Biden »… avec ces programmes, entre autres, nous sommes le pays avec la plus grande fuite de cerveaux. Les jeunes qui continuent de résister sont des héros et héroïnes. Cela ne veut pas dire qu’ils ne devraient pas voyager. Au contraire, je leur recommande d'aller se former, de participer à des forums, des sit-in, des camps internationaux afin d’apprendre de la lutte des autres peuples pour mieux être inspirés tout comme Dessalines s'est inspiré de la lutte de Tupac Amaru au Pérou.

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