« Impuissante », un poème d'une réaction sensible

« Impuissante », un poème dCP: Facebook de la poétesse

Décédée le 12 mars 2022 à 24 ans, Jessica Nazaire était poétesse et journaliste. Cette femme de lettres, certes dans son éternel repos, continue encore d'habiter la mémoire collective haïtienne à travers ses œuvres. Jeune écrivaine très appréciée, elle a laissé, pour la postérité, un seul et unique recueil de poème (Pwa Grate, Éditions La Rosée, 2019). Mais, elle a publié d'autres textes poétiques (en Créole et en Français) que ce soit sur son blog (Coin d’encre) ou dans des journaux de Port-au-Prince. L’un d’entre eux est titré « Impuissante ».

Dans ce poème d'une extrême sensibilité, la poétesse dit avec justesse son amertume la plus douce-amère dans cet éternel chaos socio-politique qui confine l’existence en Haïti. Écrit à la première et à la troisième personne, « Impuissante », ce poème d’une « musicalité mielleuse », publié le 25 octobre 2021, est une « voix essoufflée de liberté » qui crie : halte-là ! Le premier vers nous invite à « dompter » le réel ordinaire. Par cela, l’autrice nous montre le besoin pressant de raconter la société dans une grammaire autre que celle de la douleur, de la misère et de la mort à bout portant.

Bien que ça ait l’air lyrique au prime à bord, le poème, plutôt engagé, qu'on se le dise, expose ce que les humains, notamment les Haïtiens, subissent au quotidien dans leur cocon. Disons encore, c’est un poéme engagé (même si Jean Paul Sarte croit que l’écrivain est toujours engagé). « Les massacres arrangés en ordre décroissant ». Et « on décompte des cadavres avec faim ». Son engagement, dans ce texte d'une fragilité sans nom, se fait sentir par le courage de l’écrire comme une lettre adressée à un être très sensible. Jessica prend le risque d'appeler le chat par son nom. Chaque vers, en prose, est une topographie du réel sur fond poétique. Il, le poème, décrit une vie errante dans laquelle l’humain est devenu la proie de ses propres actions.

« Comment raconter tous ces refrains de survivants » ? Comment écrire sur cette île de sang ? Mort. Massacre. Douleurs. Dépouille. Bêtises. Survivants. Puanteur. Sang. Rescapé. Deuil. Souffrances fraternelles. Autant de mots qui forment le champ lexical de cette composition poétique faite pour être lue, dite et chantée dans les rues, dans les médias, sur les réseaux. Partout. A dire autrement, Jessica Nazaire décrit effectivement « un chaos jouissif » où il y a l’urgence de stopper l’hémorragie sociale. L’urgence de chasser les maux.

Verbes mûrs, cassés et en chute libre dans la vallée de la mort. Langue blessée, mais courageuse. Courageuse à dépulper la plaie d’une société anomique et anémiée. « Impuissante » porte la souffrance du temps présent. La souffrance des humains. Comme Pablo Neruda, dans son recueil « L’Espagne au cœur » pour parler de la guerre civile, la poétesse parle du chaos qui dessèche nos vies en Haïti. Sommes-nous des artisans de nos malheurs ? Sommes-nous des êtres bannis de la « civilisation » ? Lire ce poéme, c’est penser autrement le réel. C’est questionner nos maux. Leur provenance. Leur maître.

« Impuissante » vient de nous rappeler qu’on est des habitants de la paix, vivant, à présent, sur une île ensanglantée. Dans cette caverne de violence où les tout-puissant captent le bien-vivre, "Impuissante" redonne également espoir. Dans la chute du poéme, l’autrice nous laisse ce vers comme un couperet. Un couperet pour dire assez : « Ma mort est un détail en trop ». La poétesse, devant le mal qui va croissant, ouvre sa gorge poétique pour dire aux "maîtres de la terre", aux artisans du chaos, qu'il faut cesser de parler la langue de la violence, plutôt celle de l'amour.

« Impuissante ».

Je voudrais t’écrire une lettre d’amour
À distance des pneus enflammés
Une lettre de vingt-quatre souvenirs rapiécés
où je serais essoufflée de liberté

Comment raconter tous ces refrains de survivants
Sans t’épargner de l’indignité des heures
De ces oppressions caillées qui dessèchent nos vies
De la puanteur de ces rues en toiles d’araignées

Comment t’écrire sur cette île de sang
Sans trimballer sous des dépouilles
Je cherche de quoi tenir droite
Mais la terre devient éponge sous mes pieds
Ici
c’est toujours avec un cadavre qu’on salue l’Aube
pour mémoriser nos douleurs
On s’allie
Et on tire au sort les bêtises
pour dissiper les fracas de nos gorges
Vaincre nos souffrances fraternelles

Je voudrais t’écrire un long poème d’amour
Pour exalter ta course dans ces chemins entassés
Mais ici les mots sont bègues
Il fait un temps à démanteler
À dompter les paroles brutes
Un temps de rechange
De cannibalisme
De foudres obscures
La vie a un arrière-goût d’esclavage dans nos bouches
On respire par des détours
pour éplucher les cicatrices
De gauche
De droite
de nulle part

Ici le chaos est jouissif
On décompte les cadavres avec faim
Ranger chaque massacre dans l’ordre décroissant
Me voici
rescapée de l’avenue deuil
Dans ce pays aux paupières lourdes
Fermé aux humains
Me voici ombre provisoire
poème sans porte de sortie
J’aurais pu coucher une lettre en losange
Mine défaite
sur un papier aux lignes vives
Ma mort est un détail en trop

Wilder SYLVAIN

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La Rédaction 237

Kafounews

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