Rhinocéros d’Ionesco, pour une lecture de la réalité actuelle.

Rhinocéros d’Ionesco, pour une lecture de la réalité actuelle.

Entre le réel haïtien tel qu’il est  et ce que nous  sommes en train de vivre au quotidien, il y a une question qui bouleverse mon esprit : reste-t-il des humains en Haïti ?  En considérant le volume d’actions intolérables qui se réalisent au jour le jour : le bicentenaire qu’on abandonne aux bandits alors que la société s’accommode malgré tout; le niveau de violence  qui dépasse l’imagination, ce qui est expliqué par les vidéos qui font rage sur les réseaux sociaux qui montrent des humains ( gangs armés) qui lynchent d’autres humains tout en transportant le cadavre comme des animaux sortant de la boucherie sur des  brouettes ou encore de cette femme enceinte qui assassine son mari,  l’écorche  comme un animal  et conserve sa chaire pour la consommer petit à petit. Je suis en droit de me demander si nous ne sommes pas tous en train d'être transformés en une communauté ou l’instinct grégaire est remplacé par la bestialité. Et, pourvu que la littérature soit perçue comme une part de notre existence et peut répondre  à certaines de nos interrogations,  je me réfère à elle pour trouver un élément de réponse.  Ainsi, après la Seconde Guerre Mondiale qui avait causé tant de perte en vie humaine, de nombreux écrivains se proposent de mettre en exergue la violence qui marque leur époque dans leurs œuvres. Avec le mouvement de l’absurde la question qui hante mon esprit pourrait bien trouver  une réponse car les ténors dudit mouvement ont mis l’accent sur l’absurdité et sur la banalité de la vie en tenant compte de la violence dévastatrice de la guerre.

Pour  me rendre explicite, je considère seulement une pièce de théâtre d’Eugène Ionesco. Il est à signaler que Ionesco est peu connu dans le milieu littéraire haïtien, ce qui m’oblige à faire paraître quelque indice biographique et bibliographique. Eugène Ionesco est un écrivain français du XXème siècle, né en 1909 en Roumanie. Dramaturge, il est le fondateur avec Samuel Beckett du théâtre de l’absurde. Il a aussi vécu la montée des pouvoirs totalitaires  en sa terre natale. Élu à l’académie française en 1970, après avoir publié plusieurs ouvrages, je peux citer entre autre La cantatrice chauvre (1950), Les Chaises(1950), Victime du devoir(1953), Amédée ou comment s’en débarrasser (1954), L’Impromptu de l’Alma (1956), Rhinocéros (1959). Ionesco est mort à Paris en 1994.  Et parmi les œuvres d’Ionesco, je mobilise  Rhinocéros pour avoir vu qu’à sa réception la critique la désigne comme une pièce de circonstance en rapport au nazisme et au stalinisme, cependant, aujourd’hui, je dirais que Rhinocéros est une œuvre qui dépasse les circonstances. C’est dire le contexte dans lequel il a été écrit en considérant la réalité qu’il met en scène. Et tenant compte de la situation en Haïti à l’heure actuelle, je peux dire seule cette pièce peut nous permettre de répondre à la problématique qui nous intéresse. Alors qu’est-ce que Ionesco met en scène dans Rhinocéros ou quelle est la fable de cette pièce ?

Il est à signaler que Rhinocéros d’Ionesco est une pièce de théâtre dans laquelle l’auteur met en scène un ensemble de personnages normaux qui se considèrent comme étant des êtres supérieurs qui se transforment peu à peu en Rhinocéros, et parmi lesquels deux se détachent du lot. Jean et Bérenger. Dans la scène d’exposition qui contient beaucoup de mouvements et de didascalies,  Bérenger est peint comme un antihéros qui a l’allure d’une personne en retard, maladroit, alcoolique et qui n’a pas trop de courage. Car il déclare lui-même : « Je suis fatigué, depuis des années fatigué. J’ai du mal à porter le poids de mon propre corps... Moi, j’ai à peine la force de vivre. Je n’en ai plus envie peut-être… La solitude me pèse. La société aussi. » Alors que  Jean est peint comme un héros qui est sûr de lui, et il donne impression de quelqu’un que l’on peut faire confiance et qui est brave. Et il se vante lui-même : « Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai de la force parce que j’ai de la force, ensuite j’ai de la force parce que j’ai de la force morale. J’ai aussi de la force parce que je ne suis pas alcoolisé. Je ne veux pas vous vexer, mon cher ami, mais je dois vous dire que c’est l’alcool qui pèse en réalité ».  Donc, si on tient compte de la discussion  que les deux personnages principaux entretiennent entre eux et de la manière dont ils sont peints, on a l’impression qu’au final c’est Jean qui triomphera. Pourtant, arrivé au milieu de la pièce, Jean se transforme en Rhinocéros et Bérenger se balance, mais résiste. Ainsi, il est le seul personnage de la pièce qui ne se transforme pas en Rhinocéros. Donc, il demeure le seul humain parmi les Rhinocéros, et au moment délibératif, il déclare ceci : « Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! »

Si pour Martin Esslin, Rhinocéros est une attaque contre le conformisme et l'insensibilité (ce qu'il est certainement), c'est aussi une moquerie de l'individualiste qui fait de la nécessité une vertu, en insistant sur sa supériorité en tant qu'être sensible. C'est en cela que la pièce dépasse l'argumentation simpliste de la propagande pour devenir une démonstration valable de l'enchevêtrement inextricable et absurde de la condition humaine. Seule une interprétation faisant assortir l'ambivalence de la position finale de Bérenger mettra en valeur le sens profond de la pièce. Pour ma part, Rhinocéros est une guerre sans merci entre l’humanité et l’animalité dans laquelle les humains laissent la raison humaine pour adopter la bestialité. Or, dans cette situation conflictuelle, quoique tous les hommes ne se transforment pas en des animaux sauvages, il n’a pas trop grand d’espoir car un seul ne peut lutter contre tous les animaux qui l’environnent mais il promet de garder sa conviction en réclamant  avec vigueur son humanité. L’animalité est devenue « normale » pourvu qu’elle est acceptée par la majorité, donc Bérenger reste et demeurera humain dans la solitude.

À mon avis, cette pièce traduit bien la situation actuelle d’Haïti, nous sommes dans un pays où les valeurs humaines sont en train de s'effriter et cela ne dérange presque personne. Et si l’effritement des valeurs, jadis nous croyions et qui étaient le fondement même de notre société, ne nous dérange pas, je peux dire que nous sommes en train de vivre une scène de rhinocérite, pour reprendre les propos de Martin Esslin. Donc, nombreux sont ceux qui perdent leur humanité dans cette guerre opposant l’inhumanité à l’instinct grégaire; nombreux ,aussi, sont ceux qui pensent qu’ils sont trop peu nombreux pour dire comme Bérenger je suis le dernier homme et se tiennent debout pour défendre l’humanité. C’est faux, nous sommes trop faibles en nombre pour dire que nous resterons humain pour défendre l’humanité.

Si la fable de la pièce nous permet d’expliciter  la réalité dans laquelle nous vivons, les éléments théorico-littéraires ne manquent pas, car, dans cette pièce les registres comiques et tragiques se sont associés sans trop grande difficulté. Car, on peut repérer les trois types de comiques : comique de situation : décalage entre le passage du rhinocéros et les réactions des passants ; émoi envers le petit chat écrasé au lieu de s’effrayer du passage du rhinocéros ; entrelacement des conversations entre le Logicien et le Vieux monsieur d’une part, et Jean et Bérenger d’autre part,  qui produit un effet comique ; Mme Bœuf qui rejoint son mari dont elle a reconnu le cri … ;  comique de mots  : des conversations creuses, la raison est détournée, les jeux de répétitions sont nombreux, certaines formulations renvoient à des tautologies « nous avons raison tous les deux (…) au sujet de la même chose »  sont autant d’éléments qui réduisent à néant l’intelligence ; le comique de caractère   perceptible notamment par le jeu de l’onomatopée qui fait devenir rhinocéros des personnages « Bœuf » ou « Papillon ». L’émouvante émotion de certains personnages avec l’apparition des Rhinocéros et attitude froide des Bérenger sont autant d’indices qui témoignent la présence du comique de caractère. Cela peut montrer aussi que la monstruosité est acceptable. Les Rhinocéros font peur, les espaces privés  sont rapidement attaqués, la transformation des personnages dont  Jean  qui se présente comme un personnage supérieur ne fait que provoquer la tristesse. L’association du comique et tragique faite par l’auteur  pour donner naissance à  ce que les critiques litteraires appellent une farce tragique.

Pour conclure, la littérature, en particulier Rhinocéros d’Ionesco est un exemple partant qui montre que la littérature comme la science, peut répondre à certaine question que nous nous posons. Ainsi, la banalisation de la vie que nous vivons aujourd’hui en Haïti s’explique par une lutte sans nom qui met face à face l’humanité et l’animalité autrement dit l’humanisme face au nihilisme. Et je peux dire que la pièce nous permet de voir qu’en dépit du fait que la transformation des humains en des animaux féroces devient à la mode, nous devons lutter pour rester des humains et ceci de manière solitaire ou collective. Ainsi, Rhinocéros  est une pièce engagée qui dénonce l’absurdité, la banalité de la vie et qui garde toute sa littérarité, toute son esthéticité. Comme bien d’autres œuvres littéraires, Rhinocéros d’Ionesco est une œuvre qui est de son cadre spatio-temporel et de tous les cadres spatio-temporels, c’est la raison pour laquelle  je l’utilise sans problème pour lire  la réalité haïtienne actuelle. Enfin, Rhinocéros est une œuvre à lire à relire.           


  

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Guilson Clavéus 2

Master II en Littérature et Transculturalité

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1 Commentaires

  • Dubaud

    April 22, 2022 - 09:18:34 PM

    Très bonne analyse