À l’âge de huit ans, on vit mais sans comprendre réellement la vie. On est heureux, de ce bonheur que l’on ne peut décrire mais simplement ressentir. J’étais très heureuse à huit ans et il n’y a que vingt ans plus tard que je m’en rends compte. Car, je le recherche maintenant activement ce bonheur, sans plus y croire, sans rien espérer de tel mais juste un peu. La vie en plaine, c’était ça le bonheur. Le réveil avec le chant des oiseaux, les courses à vélo avec mon frère, mes cousins et les amis, les balades à n’en plus finir avec pour seule crainte la fatigue et la faim. Viennent ensuite les mangues, les quénèpes et autres douceurs. Il faut dire que c’est ainsi que je parlais de mon « chez moi » à mes amis de l’école et à mes professeurs. Et vingt ans plus tard, les voilà qui m’appellent pour me poser des questions presque dignes de films d’action : « Est-ce que les bandits sont près de chez toi ?_ Te sens-tu en sécurité ?_Penses-tu à t’enfuir de chez toi ? Ou sinon_ J’espère que tu es au moins armée, c’est toujours mieux tu sais ? ». Oui, il m’est raisonnement possible de dire qu’en vingt ans, on peut tout perdre. On peut aussi bien perdre sa poche que sa tête. On peut même perdre ce que l’on n’a jamais eu encore comme les récompenses de ses durs labeurs. Je me demande s’ils auraient pu vivre le quart de tragédies qu’en seulement vingt ans j’ai vécues, ces gens d’autres cieux, ces ambassadeurs. Ils ont l’air d’en savoir tant, leur agenda semble prêt à craquer de défis à relever pour Haïti…C’est dur de dire qu’autant je sombre dans ce gouffre noir en plaine, autant tout un chacun voudrait me venir à la rescousse (C’est bien ce que racontent les médias). Ces tirs nourris à profusion m’éclatent les tympans, je m’asphyxie exprès pour arrêter ma respiration chancelante de peur qu’un « bandit » puisse entendre. Le « bandit » me ressemble un peu à vrai dire. J’en ai aperçus plusieurs quand j’ai dû prendre mes jambes à mon cou avant-hier. Ils passaient près de mon « chez moi » qui n’est plus trop chez moi. La majorité de mes voisins ont laissé le quartier. Je me sens seule mais je n’ai nulle part où aller. Je n’avais jamais pensé abandonner mon quartier un jour. Je l’aimais tant… Je disais que le bandit me ressemble mis à part son gros fusil, ses pieds sales, ses cheveux en broussaille et ses habits mal fagotés, je lui trouve un air de famille sinon des airs de « déjà vu ». Est-ce un homme que j’aurais rencontré dans un transport en commun, peut-être à l’église ou au marché ? Je parierais lui avoir parlé une fois cet homme et qu’il avait répondu gentiment. Donc, on peut être bandit du jour au lendemain ? Un bandit n’a pas toujours été bandit alors ? Bref, ces questions qui me taraudent l’esprit m’empêchent de respirer calmement sous le lit. D’ailleurs, j’arrive à compter ma respiration et cette sensation n’est pas rassurante. J’y reviendrai plus tard à ce curieux personnage. Mais, Bon Dieu, que mon quartier est laid ! Je sais avoir commis un parjure. Sous le coup, je m’en moque éperdument. Dieu m’a bien tourné le dos quelque temps. Le quartier est bien plus laid que d’habitude. En traversant les impasses en courant avant-hier, serrant mon pain et ma banane dans la main, j’ai trébuché sur une grosse pierre et fendillé mon genou. J’ai trop mal et je crains que ma plaie ne soit infectée. Me relevant un peu hagarde, je me suis sentie déboussolée. Je ne reconnaissais rien. Pourtant, j’y ai grandi. Des montagnes d’immondices servent d’obstacles là où les pierres n’ont pas pu être traînées. La terre est sèche et une poussière épaisse se dégage de mes habits déchirés lors de ma chute. Je n’entends rien. Il ne serait point étonnant que je sois la seule brave ou la seule survivante. Je n’entends toujours rien. Non, j’ai parlé trop vite. Voilà que cela recommence. Des tonnerres de balles, chacune, à leur symphonie et à leur rythme. Je remercie tout de même le ciel d’être encore de ce monde, quoique empêtrée parmi mes souliers et mes malles au fond du lit. J’ai encore faim, j’ai mal et j’ai vraiment peur.
Les tirs sont plus près, des pas aussi. J’entends courir. Qui ça doit être ? Un bandit ou un autre survivant ? La plaine n’est vraiment plus ce qu’elle était. Plus de bon voisinage, plus d’honneur et de respect, plus de fraternité, plus rien. C’est le temps des bandits et des autres sinon des méchants et des gentils. Je me rappelle maintenant ce bandit. Il était bien au marché avec un enfant aux bras. J’avais frappé par mégarde son enfant et m’étais excusée. Il avait juste souri.
Un sourire sans haine, des yeux doux, un visage un peu inquiet. Je ne crois pas avoir reconnu facilement ses traits derrière sa mimique vengeresse avant-hier. Son visage était sombre et laid à voir. Avec ses nouveaux amis, il régnait en maître et seigneur désormais. Pan pan pan !!! Les répliques venaient du sens opposé. J’étais pour de vrai en plein dans un cauchemar. Je n’espérais des secours de quiconque voire de la police. Celle-là , toujours en retard. Jamais là quand on aurait besoin d’elle. Je crois la détester. Où était-elle quand j’ai vu des voisins tomber semblables à des quilles après avoir reçu le coup de grâce après fuite ; qu’ils se faisaient ouvrir les pores de leur peau par des projectiles meurtriers ; que le sang giclait de leur crâne, de leur corps. Ma mémoire des jours heureux de la plaine s’évapore. Il est difficile de se les remémorer suite à tant de tragédies. Quand je constate avec consternation le plein désarroi qui règne dans toute la plaine dont une école déjà trentenaire comme « la Sève » a dû fermer ses portes parmi tant d’autres ; des marchés publics habituellement grouillant de monde ont été désertés des marchands et de leur clientèle ; des entreprises établies en plaine depuis des lustres et croulant sous le poids de leurs dettes depuis quelque temps, closes ; de rares passants courant un marathon à l’aveuglette ; point de véhicules circulant en trombe sur la voie publique comme à l’ordinaire, tous sous l’influence de la peur. Je voudrais tout changer d’un coup de baguette magique tel un rêve puéril qui n’en finit pas. Je sais néanmoins que ma vie est réelle et que je dois tenter quelque chose de concret pour la préserver. Ai-je la prétention d’y arriver seule ?
En plaine, ça empire!
Y-a-t-il encore des riverains désireux d’apporter leur contribution pour rehausser l’éclat immémorial des champs, des rivières et de l’histoire de la Plaine du Cul-de-Sac ? Contre toute attente, je sens un regain d’espoir jaillir de toutes les fibres de mon être. Cette étincelle qui brille de mille feux à l’intérieur, j’ai peur qu’elle m’aspire si je ne l’exploite. Un court instant de lucidité alors que les balles ont cessé de pleuvoir sur la toiture de ma maison, je dresse un par un dans ma tête un plan précis de sauvegarde. Il me faut tout d’abord une conscience citoyenne et la propager autour de moi. Aussi, je dois faire en sorte d’éduquer tous ceux qui me côtoient. La tâche me semble déjà ardue mais elle n’est pas impossible. Autant mon entourage sera éduqué et instruit, autant il saura poser les actions nécessaires à la revalorisation de la plaine. L’effet domino sera conséquent par ma campagne de sensibilisation. Chacun aura la mission de maintenir son habitat sain, de veiller sur l’autre, d’empêcher les dérives de toutes sortes de survenir. De plus, nous pourrions mettre à profit notre profession au service de notre environnement immédiat. Le professeur continuera d’éduquer, l’agronome de faire connaître la valeur de notre terroir, le policier de protéger et servir, le magistrat de condamner ceux qui refuseront d’obéir à la loi. Je pense au fait que je sois magistrate et j’ai pleinement conscience du travail surhumain que je devrai accomplir pour condamner les malfrats qui gangrènent la société en général et les environs de la plaine. Au final, je crois que notre quête serait vaine si nous acceptions de rester passifs à tout ce qui ne fonctionne pas. Je n’en peux plus de l’inexistence des poubelles et des toilettes publiques, des déchets qui dégagent leur odeur nauséabonde partout où je passe, des enfants délaissés de leur père et de leur mère dès la naissance et qui n’ont jamais connu la tendresse et l’amour, de l’absence de loisirs, de l’État qui est sourd-muet face à notre détresse, de gens qui ne sourient plus, de la vie qui s’estompe et de la peur qui s’installe comme une ombre victorieuse sur nos têtes. Ma vie est très courte, néanmoins j’ai l’impression d’avoir déjà vécu trop de monstruosité. J’ai atteint le pic du déni dans le seul but de repousser plus loin encore les limites de mes capacités et de mon courage. Je suis toujours vivante certes, je suis morte de l’intérieur.
Pauyo Maniola
*Texte gagnant du concours "En plaine, ça empire" organisé par VOGHAITI et Emmanuel Pacorme.
La Rédaction 241
Kafounews
1 Commentaires
Zouschi
July 23, 2022 - 05:38:16 PM????????????????????