Notre fin est proche  

Notre fin est proche  

Je ris. Je dors. Je mange et je travaille. Je fais tout machinalement. Je deviens tout ce que j’ai toujours abhorré: un automate. Je n’espère plus. J’attends. Je ne sais pas ce que j’attends. Mais, comme beaucoup, j’attends. Vous aussi sans doute. Alors, attendons. La fin est proche. Notre fin est pour bientôt.
 

Un sourire empreint de rage et d’indignation se dessinait sur mon visage l’autre jour en écoutant les tribulations d’un ami, haut cadre d’une organisation non-gouvernementale, aux fins de se rendre à son travail en traversant Martissant devenue zone de non-droit depuis plusieurs années, dans l’indifférence la plus totale des autorités. Elles écarquillent les yeux d’horreur quand les faits se passent ailleurs et deviennent sourds-muets-aveugles quand il s’agit d’Haïti.
 
Je ne pouvais prévoir que moins d’une semaine plus tard, mes obligations professionnelles me placeraient dans la même situation. Incapable de cultiver la patience, j’ai décidé de solliciter les services d’un motocycliste pour la traversée. Baby, mon motard, est arrivé à l’entrée de chez moi vers neuf heures. Je me suis confortablement installé derrière lui, sur le siège, sac au dos, la main droite tenant le cadre solidement, la main gauche sur mon genou, en route vers Port-au-Prince.  
 
Il nous a fallu une vingtaine de minutes pour atteindre Fontamara 43 ou il décida de quitter la Nationale # 2 pour emprunter une voie secondaire. Il longea la rue Glycine avant de bifurquer par la rue Ganot. En débouchant sur la rue Barreau, Baby hocha la tête pour saluer  des hommes lourdement armés en poste à l’intersection. Les jeunes gens présents sur tout le trajet ne sollicitaient pas de lui les frais de passage qualifiés de taxes de la Mairie.
 
Au pont Breyard, le paysage devient plus sombre. Des jeunes gens armés, circulent torse nu, le pantalon en dessous des fesses, des sandales à bon marché en guise de chaussures et le regard acide. Rien ne semble perturber les avancées de Baby au guidon de sa moto. Au milieu du marché, à la Cité Macoutes, un jeune homme déambule une arme à sa jambe droite retenue par un étui. Nul doute qu’il est un chef. Le reste du parcours se déroule sans incidents notables. En moins de vingt minutes, je pénètre sur la cour de mon bureau. Soulagé. Frustré aussi. Mais, plus que tout, atterré. Le manfoubinisme tactique des autorités concernées dépasse l’entendement.
 
J’assiste à une rencontre en coup de vent avant de faire appel à Richnor, mon motard attitré. Il me conduit à la Librairie la Pléiade. Les rayons sont clairsemés. Mais, j’achète quelques titres intéressants. Richnor me conduit sur la route de l’aéroport ou je dois participer à une réunion en passant par Solino, Christ-Roi et Nazon. Vers deux heures et demies, je regagne le bureau en faisant le chemin en sens inverse.
 
Baby est prêt à monter en selle pour me ramener chez moi. Il décide d’emprunter la route des Dalles. Les gens vivent normalement dans les quartiers que nous traversons.  Les marchands exposent tout le long de la route, sur les trottoirs, leurs produits en tous genres accrochés à des étals de fortune. Des riverains viennent marchander. Le commerce se porte bien. En tout cas, il me semble.
 
À Grand-Ravine tout est calme. Le marché en face du Sous-Commissariat fonctionne tous les jours. Des marchandes sont encore ferme au poste. Des enfants courent dans les rues bondées. Les hommes armés ne se préoccupent même pas des motocyclistes et de leurs passagers. La vie s’écoule, ici, dans une indifférente hypocrisie. La peur, la mort, le stress, l’insécurité s’arrêtent, aujourd’hui, aux portes de ces bidonvilles. Hier, la faim, le dénuement et l’ignorance les enveloppaient dans la même l’indifférence et l’hypocrisie des élites.
 
Fontamara s’enfuit dans le rétroviseur en un rien de temps. Je pose les pieds par terre à l’entrée de chez moi, comme si je venais de passer une journée ordinaire à mon Cabinet.
 
Je me pose de manière lancinante cette question: comment trouver la joie de vivre dans cette grande détresse? À bien y réfléchir, il faut une thérapie collective pour surmonter les traumatismes de ces dernières années. En effet, tous les jours des gens sont séquestrés dans les rues contre rançons. D’autres, se font enlever chez eux. D’autres encore, sur la cour d’une institution scolaire au milieu de la foule, impassible, apeurée. Enfin, d’autres sont assassinés tout bonnement sous les yeux de leurs proches, sous leurs toits. Rien. Personne. Oui, personne ne fait rien. Chacun attend son heure. Chaque quartier de la zone métropolitaine dort un œil fermé, l’autre ouvert et les oreilles à l’affût.
 
Des étudiants  de l’université d’État d’Haïti sont kidnappés. Aucune note de protestation du Rectorat ni des Facultés. Les cours se poursuivent bon gré mal gré.
 
Ma journée se termine dans la tristesse. Je me réveille dans ses bras, plus affligé que la veille. Un jeune comédien est retrouvé mort, baignant dans son sang. Cette mort fait des heureux. Un autre est tué à Fort Jacques chez lui tandis que son frère a été enlevé dans le même temps. La vie chemine allègrement. Les autorités twittent, encore. Ils ne font que cela. La vie s’acharne sur mon Peuple. Je ne le reconnais plus. Moribond, il est devenu.
 
Je ris. Je dors. Je mange et je travaille. Je fais tout machinalement. Je deviens tout ce que j’ai toujours abhorré: un automate. Je n’espère plus. J’attends. Je ne sais pas ce que j’attends. Mais, comme beaucoup, j’attends. Vous aussi sans doute. Alors, attendons. La fin est proche. Notre fin est pour bientôt.
 

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Franck S. Vanéus 43

Avocat et Philosophe...

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1 Commentaires

  • Gregphile

    March 05, 2023 - 05:06:58 PM

    Triste réalité !