Ar Guens Jean Mary: l'écriture est un moyen de porter des voix trop souvent ignorées

Ar Guens Jean Mary: l

Né en 1992 à Port-au-Prince, Ar Guens Jean Mary est poète, performeur, journaliste et animateur culturel.

Il a plusieurs recueils à son actif: Le Nil noir de la vallée blanche, Éditions À Toi (2014); À la poésie blessée par balles, Éditions du Pont de l'Europe (2019);
La bouche du poète n'est pas un anus ordinaire, Éditions Floraison (2021);
Wòch se premye pwen m voye deja, LEGS Édition, (2023).

Dans cette rubrique dominicale, Gabynho échange avec le poète autour de son parcours, sa récente participation à la résidence "Vers le sud", ses écrivains fétiches, entre autres.

Entretien.

Gabynho: Vous êtes un habitué des prix littéraires. Vous avez gagné, entre autres, le 2ème prix normandie de chansons sans frontières en 2021, et la catégorie créole du prix international de l'invention poétique en 2022. Qu'est-ce-que cela apporte à votre carrière d'écrivain?

Ar Guens Jean Mary: La poésie, pour moi, c’est comme une rivière qu'on découvre sans savoir qu’on l’a toujours côtoyée. Je me souviens de ma classe de 3e, ce que l’on appelle aujourd’hui la NS1, au Lycée Anténor Firmin. C’est là que tout a commencé, presque sans bruit, entre les murs de cette école qui a façonné tant de voix, de rêves, et de luttes. C’était le temps des bribes de texte, des vers qui glissent comme des cailloux dans l’eau. Je me rappelle encore ces moments où les poèmes de Hugo se posaient sur la table, comme une promesse de liberté, où les rêves de Verlaine nous emportaient dans cette mélancolie douce et lointaine. Et puis, il y avait Oswald Durant avec Choucoune, une langue créole qui, à l'époque, m’a parlé d'une manière tout à fait nouvelle, un peu comme si l'on m’offrait une clé secrète pour déchiffrer le monde.

Au fur et à mesure, la poésie est devenue une manière de respirer, de m’affirmer. Et c’est ainsi que, peu à peu, je me suis engagé dans ce chemin, presque sans en avoir conscience. En écrivant, j’ai aussi appris à vivre cette écriture. De là à publier mes premiers textes, il n’y a eu qu’un pas, celui qui m’a amené à réaliser que la poésie n’était pas simplement un moyen d’expression, mais un acte de résistance. L’écriture a pris toute son importance lorsque j’ai compris qu’elle me permettait de dire ce qui n’était pas dit, de montrer des réalités invisibles.

Dans ce parcours, j’ai eu la chance d’explorer d’autres formes d’écriture. Au-delà de la poésie, j’ai trouvé des résonances dans la musique et l’opéra, notamment avec mes collaborations en tant que librettiste pour des œuvres comme SÉISME, nominé au FEDORA Digital Prize 2022, et Étape par étape. Ces créations m'ont permis d’embrasser une vision plus large de l’art, une vision où la poésie s’entrelace avec la musique et la scène. C’est aussi cette dimension qui m’a mené à poursuivre un master en "Littérature et Humanités numériques", un espace où j’ai la chance de lier l’écriture traditionnelle à la modernité des outils numériques.

Mais tout cela n’est qu’une suite de découvertes, une exploration de mon propre monde intérieur et des réalités extérieures. Le Prix international de l'invention poétique et de la traduction en langue(s) créole(s) en 2023, ou encore le 2e Prix Normandie de Chansons sans Frontières en 2021, ne sont que des étapes dans ce voyage, des occasions de porter ma voix, de faire entendre celle de mes ancêtres, de dire ce qui m’a été transmis.

Je n’aime pas trop me poser en "récompensé", car l’écriture, c’est avant tout un chemin intime. Ce qui m’importe, c’est que mes mots, mes gestes, continuent à dialoguer avec le monde et avec ceux qui prennent le temps de les lire, de les écouter. Le reste, c'est un cadeau qu'on ne s'attend pas forcément à recevoir, mais qu’on accepte avec gratitude.

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G: Vous sortez à peine d'une résidence littéraire: Vers le sud. Vous avez travaillé sur quel projet en particulier? Quel est l'apport de cette expérience dans votre travail de création?

Ar Guens: C’est vrai que j’ai eu la chance d’être boursier du programme de résidence Vers le Sud, un programme coordonné par Jean Billy Mondesir, qui m’a permis de poser mes valises à Camp-Perrin, dans le sud d’Haïti, du 23 décembre 2024 au 23 janvier 2025. Ce fut un moment précieux de retrait, où j’ai pu m’imprégner du lieu, de ses silences, de ses bruits, et de ses histoires. Cette résidence m’a offert l’opportunité de m’isoler tout en restant profondément connecté à l’essentiel de mon travail de création.

C’est dans ce cadre que j’ai abouti au texte Quand l'amour suffit en un seul refrain, une exploration intime de la simplicité et de la force de l’amour. Ce texte est né d’une volonté de revenir à l’essentiel, d’embrasser une vérité qui ne nécessite pas mille mots pour se déployer. À Camp-Perrin, j’ai trouvé un espace de calme où l’écriture pouvait s’épanouir dans sa forme la plus pure. Le sud d’Haïti, avec sa terre chargée d’histoire et ses silences profonds, a été un terreau fertile pour ce projet, un lieu où la poésie du quotidien se mêle à l’intensité de l’émotion.

Mais cette résidence ne m’a pas seulement permis d'avancer sur ce projet-là. En parallèle, je travaille toujours sur une pièce de théâtre et un recueil de nouvelles, des projets qui continuent de prendre forme, inspirés par les rythmes et les réalités de mon environnement. Vers le Sud m’a offert cette respiration, cet espace pour laisser mûrir mes idées, pour affiner des concepts, mais aussi pour plonger plus profondément dans ce que l’écriture signifie pour moi : une forme de résistance, un acte qui cherche à dire ce qui est souvent laissé dans l’ombre.

Je tiens à souligner que l’importance de cette résidence n’est pas dans la reconnaissance qu’elle pourrait m’apporter, mais dans le temps et l’espace qu’elle m’a offerts pour creuser mon travail de manière plus engagée, plus réfléchie. C’est un privilège, certes, mais un privilège qui me pousse à ne pas perdre de vue ce qui est véritablement essentiel : l’écriture comme acte de partage, de réflexion, et, surtout, comme un moyen de porter des voix trop souvent ignorées.

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G: Ce qui se passe en Haïti actuellement est infernal. Massacres. Territoires perdus. Des milliers de PDIs. L'écrivain que vous êtes a-t-il un rôle à jouer pour redresser la barque?

Ar Guens: Ce qui se passe en Haïti est un tourbillon de violence, d’horreur et de désespoir. Les massacres, les territoires perdus, les milliers de déplacés internes : tout cela est accablant. La question de savoir si l’écrivain peut jouer un rôle dans cette situation me hante souvent. Peut-on, avec des mots, redresser une situation aussi tragique ? Peut-on inverser l’injustice, réparer ce qui est brisé ?

L'écriture, dans ces moments, apparaît comme un acte modeste, souvent désespéré. Elle n’est ni une solution miracle, ni un moyen de renverser l’ordre des choses, mais un geste de témoignage. Ecrire, c’est d’abord dire ce qui se passe, montrer ce qui est caché, rendre visibles les souffrances et les luttes qui, dans le tumulte du monde, risquent d’être oubliées. C’est aussi une manière de résister à l’amnésie, de rappeler, de ne pas accepter que ces horreurs tombent dans l’oubli.

Mais écrire face à de tels malheurs, c’est aussi prendre conscience de ses limites. Les mots semblent parfois si petits, si impuissants face à l’injustice et à la violence. L’écrivain, comme tout être humain, se trouve souvent démuni, frappé par l’ampleur du malheur et incapable de le réparer. Pourtant, malgré cette impuissance, l’acte d’écrire reste une forme de résistance : ne pas se taire, même si la douleur semble trop grande, c’est maintenir une petite lueur dans l’obscurité. Et peut-être, dans cette lumière fragile, se trouve-t-il encore un espoir, aussi ténu soit-il.

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G: Ces jours-ci de plus de plus de jeunes, de moins jeunes également, publient leurs premières oeuvres. Ils sont nombreux à rafler des prix littéraires. Comment expliquez-vous cela. Y-a t-il urgence d'écrire?

Ar Guens : Il est vrai que de plus en plus de jeunes, mais aussi de moins jeunes, se lancent dans l’écriture et voient leurs premières œuvres publiées, souvent couronnées par des prix littéraires. Cette effervescence littéraire est intéressante, car elle témoigne de plusieurs dynamiques profondes qui traversent notre époque. Je crois que, parmi les raisons, il y a une véritable urgence à s’exprimer, à témoigner, et à faire entendre sa voix dans un monde où les fractures sociales, politiques et économiques semblent se multiplier.

L’écriture devient un moyen de réagir face à ce qui déstabilise, face à l'incertitude et aux bouleversements du quotidien. Peut-être que la jeunesse, avec son énergie, son regard neuf et sa soif de justice, ressent plus intensément ce besoin de dire, de questionner, de dénoncer. Mais ce n'est pas seulement une question de jeunesse. L’écrivain, quel que soit son âge, ressent parfois l’appel de l’écriture comme une forme de résistance, de réponse à une époque qui va vite et qui souvent nie la profondeur des sentiments et des réalités humaines.

L’urgence d’écrire, en ce sens, peut aussi être une forme de catharsis. C’est un besoin de poser des mots sur des réalités qui dérangent, de décrire des mondes souvent invisibles, et de les partager pour, peut-être, les faire entendre au-delà de soi. L’écriture devient alors un outil de redéfinition, un moyen de réconcilier l’individu avec lui-même, mais aussi avec la collectivité.

Il est possible que cette accélération de publications et de récompenses soit aussi liée à l’accessibilité des moyens d’expression aujourd’hui, grâce aux plateformes numériques. Les jeunes, mais aussi des écrivains de tous horizons, peuvent désormais faire entendre leur voix avec une immédiateté qu’on n’aurait pas imaginée il y a quelques décennies. Il n’y a donc pas seulement une urgence d’écrire, mais aussi une urgence de partager, de se connecter, de témoigner dans un monde de plus en plus complexe et fragmenté.

Cela dit, il n’y a pas forcément de "mode" ou de tendance qui puisse expliquer cette vague. Chaque écrivain, à sa manière, répond à son époque. Mais ce qui ressort de cette époque, c’est cette volonté de dire, de témoigner, d'être en prise avec ce qui est vivant, de réagir face à un monde en constante mutation.

G: Deux, trois, quatres livres de votre bibliothèque avec lesquels vous voyageriez sur une île déserte...

Ar Guens: Si je devais emporter quelques livres sur cette île déserte, je choisirais, avec un certain respect pour le voyage intérieur, ces compagnons d'ombre et de lumière. L'Étranger, d'Albert Camus, pour cette solitude qui me parle si bien, cet absurde quotidien qui se fond dans l’invisible. Puis, Poèmes des îles qui marchent de René Philoctète, une poésie qui, dans sa simplicité, sait capturer le bruit des vagues et le souffle des ancêtres. Ensuite, Capitale de la douleur d’Éluard, pour la douceur et la douleur entrelacées, ces vers qui murmurent les échos d’un amour et d’une révolte. La vie devant soi, de Romain Gary, car, au fond, même dans l’adversité, il y a cette humanité fragile mais tenace, qui me rappelle que tout n’est pas figé. Et enfin, Kannjawou de Lyonel Trouillot pour me rappeler cette terre qui m’a forgé, et de ceux qui, comme des ombres portées, continuent de me guider comme le petit professeur.

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Blondy Wolf Leblanc (Gabynho) 107

Mémorand en psychologie à la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti (FASCH-UEH), Gabynho est un acteur culturel très influent à Carrefour où il initie et coordonne "Festival Liv Kafou", "Semèn Jèn Ekriven Kafou" et "Week-end Poétique".

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