L’élite du chaos

L’élite du chaos

Outre son choix de ne pas investir dans la production nationale, l’élite a fait le choix de confier l’éducation des fils du pays aux étrangers.

Le concept élite fait l’objet de débat et, parfois, de débats contradictoires tant les points de vue peuvent diverger. Cette catégorie sociale peut être observée dans tout type de société, qu’elle soit traditionnelle ou post-moderne, développée ou sous-développée. Aux élites incombe généralement la mission d’élévation de la société. Dès lors, qu’est-ce que l’élite? Comment l’élite, dans le contexte particulier de la société ayitienne, contribue-t-elle à l’ordre cahotique qui s’est instauré dans le pays?

Le concept élite a été introduit dans la littérature sociologique par Vilfredo Pareto, économiste et sociologue italien du 19ème siècle. Selon Pareto, les élites renvoient à des catégories sociales composées d’individus ayant la note la plus élevée dans leur branche d’activité[1].  Suivant cette définition, les individus qui font partie de l’élite sont dotées de qualités exceptionnelles dans leurs champs d’activités qui les distinguent des autres individus du même champ d’activité. En ce sens, l’élite est “l’ensemble des individus qui sont considérés comme les meilleurs, les plus dignes d’être choisis et les plus remarquables du groupe[2]”. En d’autres termes, c’est une minorité issue d’un groupe et à laquelle on reconnait une autorité en vertu de certaines attitudes et aptitudes particulières. Ainsi, l’élite n’a d’existence que par rapport au reste du groupe. De son côté, l’Abbé Louis Rouzic[3], considère l’élite comme un petit bataillon de grandes âmes vouées à une noble cause, la défendant énergiquement d’après les règles d’une sage organisation, et cherchant à entraîner la foule dans la voie du bien. La définition de l’Abbé Rouzic met l’accent sur la fonction de leadership de l’élite, laquelle fonction est indispensable dans un processus de changement social profitable aux masses. Une constante apparait donc dans toutes ces définitions: la valeur qualitative des individus faisant partie de l’élite.

Gaetano Mosca, pour sa part, considère l’élite comme “ la minorité de personnes qui détient le pouvoir dans une société[4]”. Cette définition considère le pouvoir comme l’une des caractéristiques, si ce n’est la principale caractéristique, de l’élite. En outre, l’élite ne constituant pas une classe homogène, le pouvoir qu’elle détient peut se présenter sous différentes formes. Ainsi, le pouvoir de l’élite peut être économique, politique, culturel, idéologique, social, etc. Par ailleurs, la définition de Gaetano révèle un autre aspect de l’élite: l’élite est toujours minoritaire. Donc, les individus qui détiennent le pouvoir, même s’ils sont issus de la majorité, font partie de la minorité qui assure le statu quo de l’ordre social établi ou qui tente de modifier cet ordre. Or, les sociétés telles que nous les connaissons sont caractérisées par des luttes de pouvoir entre des groupes. Ces groupes qui luttent pour la prise ou le maintien du pouvoir sont les élites. Ces luttes de pouvoir sont motivées par la divergence des intérêts entre les élites. Les élites sont donc les principaux acteurs de la lutte de pouvoir, et à ce titre, elles sont aussi les principaux agents du changement ou du maintien de l’ordre social.

Compte tenu de ces considérations théoriques, nous pouvons situer le rôle de l’élite ayitienne dans le cahos social institué dans le pays. L’élite ayitienne est sommairement constituée des descendants des affranchis majoritairement mulâtres, des descendants des généraux qui ont fait la guerre de l’indépendance, des individus qui ont immigré au pays au cours du 19ème siècle et qui constitue la branche étrangère de l’élite nationale et de certains individus des masses populaires. Cette élite ne jure que par une seule chose: l’enrichissement à tout prix. Au début du 19ème siècle, le pouvoir politique était la principale source d’enrichissement de l’élite. Puis, l’élite s’est orienté vers le commerce, notamment l’import-export, tout en conservant le pouvoir politique directement ou indirectement. Le commerce d’import-export s’est développé et se développe encore au détriment de la production nationale et, notamment de la production agricole. Or toutes les sociétés dites développées ont mis en place un système de production nationale. Ce qui leur assure une certaine autonomie et en même temps les moyens de se positionner sur le marché du commerce international pour en tirer des bénéfices. Considérant le choix de l’élite quant à la production nationale, Jean Price-Mars eût à déclarer que la désertion de la terre fût la plus grande faute de l’élite ayitienne[5].

Outre son choix de ne pas investir dans la production nationale, l’élite a fait le choix de confier l’éducation des fils du pays aux étrangers. Ce fût la deuxième grande faute de l’élite. En effet, comment créer des citoyens ayitiens quand ils sont instruits et éduqués par des étrangers, quand l’école ayitienne suit des curricula étrangers, ou quand les écoliers et universitaires sont formés dans une langue étrangère qu’ils ne parlent pas? Les réponses à ces questions peuvent nous fournir des éléments d’explication du cahos régnant dans le pays. Enfin, l’élite ayitienne, ou mieux les fractions de l’élite, se sont adonné à une lutte aveugle pour la conservation ou la prise du pouvoir en dehors des normes régissant le champ politique. Cette lutte de pouvoir a conduit à l’assassinat de Jean Jacques Dessalines dont justice n’a pas été encore rendue et à l’instabilité politique chronique avec des conséquences négatives sur tous les domaines de la vie nationale.

Comme le dit Jacques Roumain:

C'est un bonheur pour tout pays d'avoir une élite fortunée et lettrée. Mais une élite n'a le droit d'existence que si ses privilèges lui créent des devoirs. Dans le cas qu'elle ne les remplirait pas, elle n'est qu'un parasite inutile, méprisable et souvent nuisible[6]

 L’élite ayitienne a failli à son devoir de leadership des masses. Elle a créé et entretenu le cahos social car cet état de fait cahotique sert ses intérêts. L’élite ayitienne n’est en définitive qu’une élite du cahos.
 

 
 
 

Notes

[1] BOUDON, R. Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, 1990

[2] www.latoupie.com

[3] ROUZIC, L. L’élite, son rôle et sa formation dans Le Télémaque 2011/1 (# 39), p.109-114

[4] MOSCA, G. The rulling class, New York, McGraw-Hill, 1939

[5] PRICE-MARS, J. La vocation de l’élite, Port-au-Prince, 1919

[6] ROUMAIN, J. Œuvres complètes, Réflexions, Paris, CNRS Éditions, 2018

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Citoyen Ken 24

Sociologue, Maître en études humanitaires

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2 Commentaires

  • CLAIRVILUS Jhonny Anderson

    September 14, 2021 - 07:18:27 PM

    Une reflexion gigantesque par une méga- connaissance !!!
    Haïti, perle qu'on nomme sans délai ...

  • Gertrude petit homme

    September 15, 2021 - 11:45:41 AM

    Vouloir le bonheur de ce pays met a risque toute personne intègre et honnête .
    Semble t-il que le mot loyauté n'existe pour nous qui sommes haïtiens?
    Qu'allons nous faire?