Tous détenus

Tous détenus

L’être humain est un être de devoir. Par exemple, chacun a le devoir de se nourrir, de se vêtir ou de se protéger, le plus souvent contre ses semblables. Mais l’être humain est aussi un être de droit. Dans les sociétés contemporaines, cet aspect de l’être humain est très mis en avant. Il existe en effet un ensemble d’instruments internationaux, régionaux et nationaux qui garantissent, promeuvent et défendent les droits de la personne humaine. Les citoyennetés contemporaines, également fondées sur la notion des droits humains, se définissent en termes de droits civils et politiques, droits socio-économiques et droits culturels. En outre, nous constatons que les droits du citoyen sont à peu près les mêmes partout. En revanche, ce qui est différent, c’est la capacité des États-nation à garantir et à respecter ces droits. La différence s’observe aussi dans la capacité des citoyens, notamment ceux des États fragiles, à se mobiliser pour faire respecter leurs droits. Dans de tels États, les citoyens peuvent être soudainement pris entre la détention et les disparitions forcées. Telle est la situation des citoyens ayitiens.

Depuis près de 4 ans, nous vivons cette triste réalité faite d’une part de détention physique dans certains cas, mais surtout de détention psychologique dans la majorité des cas, et, d’autre part, de disparitions forcées. Pourtant, la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule qu’aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la disparition forcée [1]. Par ailleurs, ladite convention définit la disparition forcée comme étant l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l'État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi [2].

Quant à la détention, elle renvoie à la suspension du droit à la liberté d’une personne par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable [3]. Ici, nous nous intéressons surtout à l’aspect psychologique de la détention. Celle-ci est sensée être un acte de l’État, par action ou par inaction. En effet, une détention psychologique se produit lorsque le sujet est légalement tenu de se conformer à un ordre ou à une sommation (venant d’un agent de l’État) ou lorsque, en l’absence d’un tel ordre, la conduite de l’État amènerait une personne raisonnable à conclure qu’elle n’avait d’autre choix que de s’y conformer. Dans l’état actuel des choses, nous affirmons que la société ayitienne est psychologiquement détenue par des groupes armés agissant pour certains avec la complicité de l’État et, pour d’autres, à cause de l’inaction de l’État. Ainsi, l’État ayitien est activement et passivement engagé dans les disparitions forcées et la détention psychologique de la société entière. C’est le grand Arbitraire de l’État.

Nous, en tant que citoyens, sommes tentés de nous accorder à cet arbitraire en tenant des discours qui nous donnent la conscience tranquille ou en adoptant des comportements de fugue collective ou de fuite individuelle. La fugue, dans son interprétation psychologique, prend sens dans des questions intrapsychiques, interrelationnelles et familiales et témoigne d’une insatisfaction et d’une souffrance psychique durable, laquelle souffrance est le plus souvent basée sur une extrême violence et donnant à la victime la perception de vivre dans un espace social réduit vécu comme irrespirable [4]. Cette expérience individuelle de la fugue trouve son pendant social dans la crise sécuritaire actuelle que connait la sociéte ayitienne. En effet, étant tous victimes, d’une manière ou d’une autre, de l’extrême violence des groupes armés et de leurs parrains d’ici et d’ailleurs, nous nous réfugions dans cette fugue collective à la recherche d’espace psychique sécurisé contre la violence. Mais c’est notre plus grande faiblesse en tant que peuple.

Il est vrai que la conduite de l’État face à l’action des groupes armés laisse perplexe: aucune volonté manifeste de lutte contre l’action des groupes armés, aucune stratégie de lutte contre l’action des groupes armés, aucune action déterminée contre les groupes armés et aucune victoire, aussi petite soit-elle, contre l’action des groupes armés. Néanmoin, nous ne devons pas accepter de vivre avec l’arbitraire, lors même que nous le pouvons, cela se retournera certainement contre nous car L’arbitraire est le grand ennemi de toute liberté, le vice corrupteur de toute institution, le germe de mort qu'on ne peut ni modifier, ni mitiger mais qu'il faut détruire [5]. Si l’État ne veut pas détruire l’arbitraire, et nous ne croyons pas qu’il le veuille, il nous revient de le détruire sous peine de vivre encore longtemps sous la menace de la détention psychologique et des disparitions forcées.



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[1] Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre la disparition forcée, Art.1

[2] Ibid, Art.2

[3] Chartepédia - Article 9 – Détention arbitraire (justice.gc.ca)

[4] Gaillard B., (2014). « La fugue, un signifiant du lien familial en difficulté. », Enfances & Psy, 62, 1, 189-197.

[5] Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s'y rallier, 1796

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Citoyen Ken 25

Sociologue, Maître en études humanitaires

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1 Commentaires

  • Gregphile

    April 07, 2023 - 05:18:22 PM

    Cet article est super intéressant. Bravo citoyen Ken et merci à Kafounews du partage.